Tristan Corbiere

1845-1875 / France

Laisser-courre

J’ai laissé la potence
Après tous les pendus,
Andouilles de naissance,
Maigres fruits défendus ;
Les plumes aux canards
Et la queue aux renards…

Au Diable aussi sa queue
Et ses cornes aussi,
Au ciel sa chose bleue
Et la Planète – ici –
Et puis tout : n’importe où
Dans le désert au clou.

J’ai laissé dans l’Espagne
Le reste et mon château ;
Ailleurs, à la campagne,
Ma tête et son chapeau ;
J’ai laissé mes souliers
Sirènes, à vos pieds !

J’ai laissé par les mondes,
Parmi tous les frisons
Des chauves, brunes, blondes
Et rousses… mes toisons.
Mon épée aux vaincus,
Ma maîtresse aux cocus…

Aux portes les portières,
La portière au portier,
Le bouton aux rosières,
Les roses au rosier,
À l’huys les huissiers,
Créance aux créanciers…

Dans mes veines ma veine,
Mon rayon au soleil,
Ma dégaine en sa gaine,
Mon lézard au sommeil ;
J’ai laissé mes amours
Dans les tours, dans les fours…

Et ma cotte de maille
Aux artichauts de fer
Qui sont à la muraille

Des jardins de l’Enfer ;
Après chaque oripeau
J’ai laissé de ma peau.

J’ai laissé toute chose
Me retirer du nez
Des vers, en vers, en prose…
Aux bornes, les bornés ;
À tous les jeux partout,
Des rois et de l’atout.

J’ai laissé la police
Captive en liberté,
J’ai laissé La Palisse
Dire la vérité…
Laissé courre le sort
Et ce qui court encor.

J’ai laissé l’Espérance,
Vieillissant doucement,
Retomber en enfance,
Vierge folle sans dent.
J’ai laissé tous les Dieux,
J’ai laissé pire et mieux.

J’ai laissé bien tranquilles
Ceux qui ne l’étaient pas ;
Aux pattes imbéciles
J’ai laissé tous les plats ;
Aux poètes la foi…
Puis me suis laissé moi.

Sous le temps, sans égides
M’a mal mené fort bien
La vie à grandes guides…
Au bout des guides – rien –
… Laissé, blasé, passé,
Rien ne m’a rien laissé…
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