Raoul Ponchon


Un apôtre

Un monsieur Grunn ayant appris
Que l’alcoolisme dans Paris,
Si ce n’est par toute la France,
Sévissait, un beau jour, se dit :
« Allons dans ce pays maudit,
Pour y prêcher la tempérance.

Bientôt, un train le déposait
À Paris, soit — comme il disait
Cette Babylone moderne.
Là, sans qu’il perdît un instant,
Il se dirigea, haletant,
Vers la plus prochaine taverne,

Où tout de suite, il demanda
Je ne sais quel « brandy-soda »
Histoire de se mettre en verve :
« — Ladies et gentlemen — dit-il —
Qui buvez de cet alcool vil,
Quel sort l’avenir vous réserve !… »

Les clients, d’abord ahuris,
L’interrompirent par des cris :
« — Non… mon vieux… assez… qu’on le sorte
— Tu nous embêtes, mon garçon. »
Là-dessus, sans plus de façon,
Le patron le mit à la porte.

« Allons — pensa-t-il — j’ai gaffé.
Et puis, il changea de café.
Et certainement notre apôtre.
N’eut pas à le chercher bien loin,
La Providence ayant pris soin
De mettre un café près d’un autre.

Là, vidant « cocktail » sur cocktail.
Contre l’affreux poison mortel
Il reprit son réquisitoire.
Mais il fut derechef semé.
Et d’un pas déjà moins rythmé
Il dut autre part aller boire.

On le vit donc, de bar en bar,
Faire le tour des boulevards,
Sans pouvoir placer sa harangue ;
Cependant que des « gin » hideux,
Des whisky combien hasardeux
Empâtaient quelque peu sa langue.

Le soir, après un bon dîner,
Il résolut d’endoctriner
Divers cabarets de la Butte.
« J’espère — se dit-il — que là
Du moins, quelqu’un me comprendra.
À Montmartre on n’est pas des brutes.

Mais tôt il fut édifié.
Ces dames… sexe sans pitié !
Dès qu’il avait ouvert la bouche,
— Son verre une fois absorbé —
Lui criaient : « Ta bouche, bébé !
À quelle heure est-ce qu’on te couche ? »

Alors, il rentra dans Paris.
Et vous ne serez pas surpris,
Si nous le retrouvons aux Halles,
Toujours buvant, et pérorant,
Devant un peuple indifférent
À ses sottes mercuriales.

Tant que, ce Grunn, au petit jour,
Affalé dans un carrefour,
Disait — la gueule « en palissandre » :
« — S’il est de pires saligauds
Au monde que ces Parigots,
Je veux qu’on me réduise en cendre !
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