Raoul Ponchon


L’Invalide à la gueule de bois -

Tous les matins, d’un ton impératif,
La Soif me dit : « Viens, mon petit bonhomme,
Viens avec moi prendre l’apéritif,
Et moi j’y vais, tant je suis faible, en somme.

En général j’ai la gueule de bois,
Étant toujours un peu « bu » de la veille ;
Je reste donc à cela que je bois
Indifférent, ainsi qu’une bouteille.

Ce sont, hélas ! des produits hasardeux,
Que tour à tour j’anise ou je cassisse.
Et tôt bientôt, après une heure ou deux
De ce verdâtre ou jaunâtre exercice,

J’ai l’estomac comme un vrai macadam.
Et dans mon crâne où charbonne la lampe
De ma raison, je crois sentir un « tram »,
Qui va, qui vient de l’une à l’autre tempe.

Bien entendu (faut-il d’autres, motifs ? )
Mon appétit se ferme, loin qu’il s’ouvre,
Trahi qu’il est par ces apéritifs.
Le lundi, certe, est moins fermé le Louvre.

Je sors du cabaret, dans quel état !
Sombre, hargneux, le cœur d’un vague extrême.
Je voudrais bien que quelqu’un m’embêtât
Qui secouerait le dégoût de moi-même.

Et je songe, en promenant mon ennui,
De ci, de là, ventre flou, tête close ;
Dire qu’hier j’étais comme aujourd’hui,
Et que demain, ce sera même chose !

Ce que, d’ailleurs, je ne m’explique pas,
C’est que j’ai beau cent fois changer de route,
Toujours, toujours je reviens sur mes pas
Et me retrouve, et sans que je m’en doute,

— Comme attiré par quelque hameçon
Chez mon bistro, pour mon thé de cinq heures.
Là, je demande une absinthe au garçon,
En me disant : vieux pochard, tu m’écœures !

Mais, après tout… étant fort ponctuel,
Voyons… quelle heure est-ce à l’Observatoire ?…
Et c’est la voix de l’ange Gabriel
Qui me répond : il est l’heure de boire !
Le plus fort, c’est que je plains les mineurs !
Mais sapristi ! comparée à la mienne,
Leur existence offre tous les bonheurs
Je n’en sais pas de plus Élyséenne.
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