Là-bas, dans un coin solitaire
Du Luxembourg, est un verger
Sympathique, plein de mystère,
Où je vais quelquefois songer.
Là, le brave soleil se joue
Sur des poires lourdes de jus,
Sur des pommes aux grosses joues.
Ah ! que souvent le désir j’eus
De mordre à leurs chairs admirables,
Qui provoquent l’œil et la dent,
Lorsque des gardiens exécrables
M’en dissuadaient à l’instant.
Ils sont entourés de grillages,
(Je parle des fruits) de papier…
Pour que les guêpes, les orages
Ne puissent les estropier.
De plus, des jardiniers farouches,
Du matin au soir embusqués,
Vont épiant tous regards louches
Et tous gestes un peu risqués.
Mais vous voudriez bien connaître
Où vont ces fruits quand ils sont mûrs ?
On les laisse pourrir peut-être,
Le long des espaliers, des murs ?…
Pas du tout… Qu’est-ce qu’ils deviennent
Alors ? Vous plaît-il d’y songer ?
Ces superbes fruits qui contiennent
Autant à boire qu’à manger.
Vous croyez, ô contribuables !
Sans vous fatiguer à chercher,
Qu’on les donne à de pauvres diables
Qui n’ont jamais rien à mâcher…
Ou même, que la République,
Farce à ses heures volontiers,
S’en sert pour flanquer la colique
Aux enfants des humbles quartiers…
Ce serait trop beau ! Mais sans doute,
C’est à quoi l’on pense d’abord.
Et bien, c’est faire fausse route.
Ces fruits ont un tout autre sort.
Ils vont chez de grands dignitaires,
Étant nommément destinés
À ces messieurs des ministères,
Aux fins d’égayer leurs dîners.
Ces « duchesses » et ces « calvilles »
Sont pour ces rongeurs, ces lapins ;
Quant à nous, multitudes viles,
Ils nous repassent les pépins.
Et pourtant, avec la galette,
Sotte France ! que tu leur sers,
Ils pourraient, sans faire de dettes,
Se payer des fameux desserts.
Las ! nous raisonnons, pauvres hommes.
Trop vite — c’est notre défaut.
Ce sont précisément ces pommes,
Ce sont ces poires, qu’il leur faut !