Raoul Ponchon


Les Cigares du Roy

Je lisais, l’autre jour, un journal visigoth,
Dans une tabagie,
En tirant, sans succès, sur un affreux mégot
Issu de la Régie ;

Quand mes yeux tout à coup tombèrent, par hasard,
Sur trois ou quatre lignes,
Desquelles il ressort que fume seul Édouard
Des cigares insignes.

Ils lui coûtent cent sols — mettons quatre shillings,
Pour la couleur locale —
Ils peuvent, à ce prix, n’être pas très vilains.
Tels qu’on nous les signale.

Qu’en dites-vous, fumeurs ? Je sais bien que le prix
Ne fait rien à l’affaire…
Pourtant, même à cent sous, on ignore à Paris,
Le bon cigare à faire.

Or, tout en mâchonnant mon mégot odieux,
Plus que rudimentaire,
Je me représentais d’autant plus merveilleux,
Ceux du roi d’Angleterre.

C’étaient des « partagas », des « conchas » merveilleux,
Interdits aux profanes,
Et des « regalias » perlés, dignes des Dieux,
Fine fleur des Havanes.

Je les voyais assez gros et longs, boudinés
Comme des doigts de carmes,
Humides un petit, noirs, au moins basanés,
Et bagués à ses armes.

La tripe en est de choix et non plus un déchet,
Dans la cape étoffée ;
La robe doit sortir, tant elle a de cachet,
D’un atelier de fée.

Que s’ils sont autrement, il les garde pour lui,
Je n’en ai nulle envie.
J’aimerais mieux fumer à partir d’aujourd’hui,
Du chou, toute ma vie.

Et je voyais aussi les esclaves soumis
Des Cubas, des Florides,
Dans les champs de tabac, ainsi que des fourmis,
Sous les zones torrides,

S’agiter nuit et jour, et trier avec soin
Les feuilles capitales,
Et les mille travaux et tout le tintouin,
Jusqu’aux boîtes finales.

Ces boîtes débarquaient, sans passer à l’octroi.
Aux quais de la Tamise,
Puis elles s’entassaient tôt après chez le Roi,
Dans l’armoire aux chemises.

J’ajoute qu’il m’en donnait une, aimablement…
La vision fut brève,
Car je me retrouvai, comme aujourd’hui, fumant
Un bon cigare — en rêve !

Et je me consolai. Sont-ils si bons que ça,
Les cigares qu’il fume,
Après tout ? Là dessus qui donc se prononça ?
Un simple « gens de plume ».

Un roi peut être un roi superbe de tout point,
Un César des plus rares,
Et faire le bonheur de son peuple, et ne point
S’y connaître en cigares.
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