Raoul Ponchon


Conte de Carême

Un jour donc, de semaine sainte,
Il y a bien longtemps — que trop !
J’entrai dans la modeste enceinte
D’un très respectable bistro,
Malgré ma mémoire insonore,
Je me souviens fort bien encore
D’avoir pris, à mon déjeuner,
Des pruneaux, afin de jeûner,
Et que la patronne elle-même
Me servit ce mets de carême.
Comme mes yeux les supputaient,
Je vis tout d’abord qu’ils étaient
Au nombre de sept. Pas un fifre
De plus. Pourquoi, diable, ce chiffre
Me frappa-t-il ?… Je ne sais pas.
Toujours est-il qu’il me frappa.
Bah ! — dis-je — c’est sans importance.
C’est au petit bonheur, je pense.
Aujourd’hui, je n’en ai que sept…
Demain, j’en aurai huit, qui sait ?…
Peut-être même davantage,
Si ce n’est six, pour tout potage.

À mon grand étonneraient, j’eus,
Le lendemain comme la veille,
Sept pruneaux baignés dans leur jus.
Et pendant sept ans, ô merveille !
— J’en jure les Dieux infernaux —
Je n’eus jamais que sept pruneaux !
C’était son chiffre symbolique,
À cette femme — fatidique ;
Elle vous comptait sept pruneaux,
Comme elle aurait fait, somme toute,
Mettons… sept péchés capitaux…
Sept merveilles aussi, sans doute,
Sept sages de la Grèce encor,
Ou sept chefs devant Thèbes ?…
Or,
Un vendredi saint, à ma table,
Je m’aperçus qu’un pauvre diable
Venait de manger, comme moi,
Des pruneaux. Quel fut mon émoi,
En constatant, sur son assiette,
Huit noyaux ! C’était bien beaucoup :
Pensez, si je faillis, du coup,
M’étrangler avec ma serviette !
Car, évidemment, huit noyaux
Semblaient indiquer huit pruneaux,
— « Je vois bien, monsieur. — hasardai-je
Que la patronne vous protège… »
— « Oh ! non — fit-il. — C’est que l’un d’eux
N’avait pas un noyau, mais deux. »
Quelques jours après, la patronne,
M’en servit huit. Simple maldonne ?…
Je dis bien huit, car sur mes doigts,
Je les comptai jusqu’à sept fois.
Est-ce qu’elle devenait folle ?…
C’était à croire, ma parole !
Huit pruneaux à la portion !
Eh bien, et la tradition ?
Six, à la rigueur… encor passe…
Mais huit, ça devenait cocasse.
Comme aussi fait pour m’étonner…
Enfin, je payai mon dîner,
Et m’en allai, la mort dans l’âme,
En songeant à la pauvre femme.

Le lendemain, quand je revins
Chez cette marchande de vins,
J’appris, par un mot sur la porte,
Que dans la nuit elle était morte !
Qu’avez-vous à dire à cela ?
Pour moi, je sais que j’en pense :
Croyez bien que ce n’est pas là
Une simple coïncidence.
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