Raoul Ponchon


Chanson de Provence

Jean de Gonfaron, pris par des corsaires,
Dans les janissaires
Sept ans a servi.
Il faut chez les Turcs avoir la peau dure,
Faite à la torture
À la rouille aussi.

Jean de Gonfaron perdit patience.
De sa conscience
Il se fatigua.
Ah ! pardonnez-lui, seigneur adorable,
Si ce misérable
Est un renégat.

Jean de Gonfaron fit bientôt fortune.
(Le croissant de lune
Aux forbans sourit.)
Il tua des gens par mille et par mille,
Brûla mainte ville,
Comme un antéchrist.

Tandis qu’il était général d’armée,
Que sa renommée
Encombrait le jour,
La fille du Roi, pleine d’accortise,
De sa gueule éprise,
Lui parla d’amour.

« J’ai dans mon jardin un coin d’ombre et d’ambre ;
C’est comme une chambre,
Un nid chaleureux ;
La rose l’entoure et la tubéreuse
Qui rend amoureuse,
Qui rend amoureux.

« Et dans cet Éden est un banc de marbre
Caché sous un arbre.
Ce soir j’y serai.
Un esclave à moi, que je vais instruire,
Viendra t’y conduire.
C’est dit. C’est juré ! »

Or, le soir, tandis que notre sauvage
Est près du rivage,
En train de songer,
En se demandant — à moins que d’un leurre —
Quand sonnera l’heure
Pour lui — du berger ;

Un navire est là, noir comme de l’encre,
Qui va lever l’ancre,
Dès le flot venu.
Et voilà-t-il pas que son équipage
Parle ce langage
De lui bien connu.

Et l’expatrié songe à sa patrie,
Même il s’injurie
De s’être fait Turc.
Et tout aussitôt il quitte ses armes,
Et de chaudes larmes
Gonflent son cœur dur.

Et sans s’occuper de ce qu’il va perdre,
Il se dit : « Zut, merdre !
Je n’y puis tenir,
Il faut que je parte où le sort m’appelle. »
Et déjà sa belle
N’est qu’un souvenir.

À peine est-il à bord de la tartane :
« Adieu, ma sultane,
Adieu mes amours !
Dit-il. Avec toi, sans compter le reste,
J’eusse, sans conteste,
Passé d’heureux jours ;

« Mais, notre Provence est tellement belle,
Que je ne vois qu’elle
Au monde. Pour moi,
Pour me retrouver sur ses blanches routes,
Je donnerais toutes
Les filles de roi.
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