Raoul Ponchon


Au Temps ou les bêtes parlaient

Jadis les gens étaient moins bêtes,
— Du temps que les bêtes parlaient,
Les cœurs étaient vaillants, les têtes
Pour la liberté s’emballaient ;
La foi des peuples était prompte
Vers leurs dieux qui les consolaient.
C’est du moins ce que l’on nous conte
Du temps où les bêtes parlaient.

Les rois pacifiques, honnêtes,
Étaient tous de gentils garçons,
Régnaient sagement ; les poètes
Les célébraient dans leurs chansons.
Dans une touchante harmonie
Les grands aux humbles se mêlaient :
Rêve éteint, vision finie !
Ô temps où les bêtes parlaient !

Jadis, les mères, les épouses
Se montraient merveilleusement
De l’honneur de l’époux jalouses
En ne prenant qu’un simple amant.
Mais entre elles faisant la paire,
Jamais elles ne s’accouplaient ;
Les enfants avaient plus d’un père
Au temps où les bêtes parlaient.

La femme aujourd’hui politique,
Fait sa médecine, son droit,
Aspire à la Chose publique :
Mon Dieu, qui sait ? Moins qu’on le croit
Elle est capable de sottises ;
Mais jadis les hommes trouvaient
Plus de boutons à leurs chemises,
Au temps où les bêtes parlaient.

Au bon temps jadis, sur les places,
Certainement l’on rencontrait
Bien moins de fontaines Wallaces,
Plus de marchands de vin clairet.
Ô crâne temps ! Époques dignes !
Les bons ivrognes se soûlaient
Avec le joli sang des vignes !
Au temps où les bêtes parlaient.

Autrefois l’on voyait l’artiste,
Tout entier à son idéal,
Aimer la Beauté Trismégiste
D’un amour pur et filial.
Les Arts n’étaient pas en boutique
Et les peintres ne barbouillaient
Pas encore pour l’Amérique,
Au temps où les bêtes parlaient.

La pudeur était moins farouche ;
Les mœurs pourtant n’en souffraient pas ;
On pouvait baiser sur la bouche
Sa muse, à la fin du repas,
Jadis. Les juges équitables
Jugeaient les méchants, mais laissaient
Chanter en paix les pauvres diables,
Au temps où les bêtes parlaient.
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