Raoul Ponchon


Album de baisers

Oui — me dit monsieur Bertillon,
Prince de l’anthropométrie,
En fixant sur ma seigneurie
Ses petits yeux d’émerillon

L’invention est assez drôle
De ces empreintes de baiser.
J’ai même cru l’utiliser
Pendant un temps — pour mon contrôle.

Je me disais : c’est à creuser…
— Encore que soit chimérique
Tout ce qui nous vient d’Amérique
Qui sait ? tel pouce, tel baiser.

Je fis donc, d’après ce système,
Un album qui, jusques ici,
Ne m’a rien appris. Le voici
D’ailleurs ; feuilletez-le vous-même.

Tenez… remarquez ce baiser
Si joli, de forme si pure.
En sa délicate courbure.
Sans autrement l’analyser,

Vous diriez un baiser de vierge,
N’est-ce pas ? Eh bien, c’est celui
D’un qui, pas plus tard qu’aujourd’hui,
Vient d’assassiner son concierge !

Celui-ci n’est-il pas charmant ?
Il est appuyé, verveux, tendre ;
Pour un peu vous croiriez l’entendre,
C’est un vrai baiser de maman ?

Cet autre est comme une églantine,
Il est rose, frais, cajoleur,
C’est, pour vous, le baiser en fleur,
Éclos d’une bouche enfantine ?..

Et vous en jureriez ? J’ t’en fous !
Le premier est d’une crapule,
Le second c’est au prostibule
Que je le dois. Qu’en pensez-vous ?

Voyez le suivant, au contraire :
Il est hideux tout simplement.
On ne sait pourquoi, ni comment…
Alors qu’il est d’un pauvre hère,

Considéré comme un bandit,
Que l’on croyait de bonne prise,
Et qui, condamné par méprise,
Était plus innocent qu’un nid.

Ainsi donc, c’est de la fichaise
Que de consulter leurs baisers,
Pour confondre des accusés,
Autant s’attarder à leur… chaise !
Les baisers, pour moi, sont muets,
Autant dire — et je les repousse.
Montre-moi seulement ton pouce,
Et je te dirai qui tu es.

Je ne dis pas l’auriculaire,
Ni non plus le doigt du milieu,
Je dis le pouce, cher monsieur,
Dont la seule empreinte m’éclaire

Sur les gens. Pour quant au baiser,
Il ne vaut pas qu’on s’y arrête.
Et puis… on peut changer de tête ;
De pouce, il n’y faut point penser.

Maintenant, le marchand de rimes,
Veuillez marquer le vôtre ici…
— Serviteur ! dis-je — grand merci !
Je n’aurais qu’à commettre un crime !
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