Comme, au bord de ce lit, par-delà ce vitrail,
Cette femme est posée avec désinvolture !
À la voir en relief sur la rouge tenture,
On dirait une perle aux parois d’un corail.
Elle est là, le sein nu, sous une lampe fauve,
Qui dévore de l’oeil une lettre d’amour !
Viens, magique Asmodée ; entrons dans son alcove !
Et tous deux appuyés sur l’élégant pourtour
De la couche d’ébène évasée en gondole,
Lisons le doux vélin qui, des sens de l’idole,
Écarte le sommeil, malgré la mort du jour.
LETTRE
I
Quoi ! ma prière encor dédaignée !… — Oh ! madame,
Il faut, sur mon honneur, que vous n’ayez pas d’ame !
— Quoi ! c’est donc vainement qu’exténué de deuil,
Étouffé de sanglots, à tes genoux je tombe !
Me faudra-t-il donner ma généreuse tombe
Pour piédestal à ton orgueil ?
Dire qu’il s’est déjà passé toute une année
Depuis l’heure où, naïve, heureuse, abandonnée,
Tu versas dans mon sein tes aveux et ta foi,
Et que, pourtant, hélas ! par un caprice austère
De scrupule et de honte, incohérent mystère,
Vous n’êtes pas encore à moi !…
Malheureuse, sais-tu combien tu crucifie
Ce cœur loyal et bon qui t’a voué sa vie ?
— Tout le jour, — sépulcral et morne, — j’ai l’aspect
D’un de ces noirs damnés que nous dépeint le Dante ;
D’un occulte reflet mon effigie ardente
Impose à tous crainte et respect.
Tout le jour je suis pâle et je baisse un œil terne.
— En vain devant son Dieu ma mère se prosterne,
Pour conjurer les maux qui me rendent vieillard ;
En vain, auprès de moi, les artistes mes frères,
Pour ôter à mon front ces teintes funéraires
Causent des prestiges de l’art.
Heureux, lorsqu’échappant à leur sollicitude,
Je puis m’aller cacher dans quelque solitude !
— Là, j’use ma pauvre ame à délirer d’espoir ;
Je pleure, et mon baiser tombe mélancolique
Sur la terre d’ébène, amulette angélique
Conquis au rendez-vous du soir.
Là, mes esprits fougueux nagent de rêve en rêve ;
Un souffle incendiaire autour de moi s’élève ;
Le vertige m’entraîne en son fol horizon ;
Comme un ouragan sourd mon cerveau se condense ;
J’ai la lèvre brûlée et le regard intense,
Je sens vaciller ma raison !
II
Et la nuit !… oh ! la nuit ! - Toujours ton simulacre,
Dans un confus mirage aux flancs d’or et de nacre,
Est là qui rôde en sylphe à l’entour de mes sens.
Ce sont mille deltas, ce sont mille facettes
Où vivent dans l’azur, de tes beautés parfaites
Les miracles éblouissans :
D’abord la tête où luit cette candeur sublime
Qu’on admirait, du temps des guerres de Solime,
Chez les filles de comte, aux festins de manoirs ;
Ta tête si rêveuse et si passionnée,
Si chaste en ses langueurs, si blanche, couronnée
De ses opulens cheveux noirs !
Puis, ton sourire d’ange aux célestes féeries,
Ton sourire où se joue un chœur de rêveries,
Un essaim de pensers d’amour et de bonheur ;
Comme au soir, quand l’oiseau suspend sa barcarolle,
Un groupe d’esprits nains danse dans la corolle
D’une vertigineuse fleur ;
Puis, le galbe divin de tes flancs de sultane,
Ton charmant petit pied dont l’augure me damne,
Tes bras dont le contour brille ferme et lacté,
Les globes de ton sein, suaves cassolettes,
Où j’osai prendre un jour d’heureuses violettes
Que je garde avec piété ;
Puis, ta grâce de fée, où l’art et la nature
Font de leurs élémens une intime mixture ;
Tes airs abandonnés, tes mille attractions :
En un mot, tout ce que ta vénusté rassemble
De frais, d’harmonieux, de pur !… tout ton ensemble
D’ineffables séductions !
III
Ha ! cette vision me tue !… - À chaque fibre,
La volupté me mord ; dans ma veine qui vibre
Je sens comme un bitume aux corrodans ruisseaux :
Une robe de feu qui torture et dévore
Comme le vêtement du perfide Centaure,
Se colle à ma chair, à mes os !
Et je râle, et je crie, et vers ton beau fantôme
Je tords mes bras chargés d’un électrique arôme.
Vois, dis-je, vois mon corps se calciner pour toi !
Ne veux-tu pas donner un terme à mes supplices !
Oh ! viens. Dans un chaos d’orageuses délices,
Viens t’anéantir avec moi !
— Démence ! — Il n’entend pas, le fantôme ironique !
Volupté, que lui fait ton étreinte harmonique ?
Il fuit. — Mais le Désir, gnome au souffle fiévreux,
Reste, et toujours, ce railleur taciturne,
Sur mon ame et mes sens, veufs du repos nocturne,
Distille un philtre sulfureux.
IV
Oh ! je voudrais pouvoir m’aventurer dans l’ombre
De mon passé, nuage ossianique et sombre !
Je voudrais le fouiller afin d’y ressaisir
Les mois, les jours, les nuits, les heures, les minutes,
Qui m’ont vu déployer mes rages et mes luttes,
Dans la fournaise du Désir !
Oh ! je voudrais pouvoir devant moi, sur ce marbre,
Les amonceler tous comme des feuilles d’arbre !
Sous le feu de mon oeil, sous la chair de ma main,
Les tenir, les couver, palpables et visibles !
Puis, — épelant tout bas des mots intraduisibles,
Dans un grimoire surhumain, —
Faire descendre en eux mouvement, vie et flamme,
Les douer d’une voix, d’une allure, d’une ame,
Les métamorphoser en un peuple d’esprits ;
Puis, envoyer leur pâle et symbolique armée
Contre ton cœur de neige, ô femme trop aimée,
Pour lui dire qu’il s’est mépris,
S’il croit que mes vingt ans, dans leur chaud paroxisme,
Peuvent se contenter d’un pur platonicisme ; —
Et pour lui dérouler, sur un mode puissant,
L’hymne de folle extase et de volupté sombre,
Que le rêve éternel de tes charmes sans nombre
Fait chanter aux flots de mon sang !!…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
ABÎME
Sa main laisse rouler la brûlante missive
Sur les draps de sa couche. — Elle est toute pensive…
Il y a sur sa bouche un froncement moqueur ;
Son œil est malévole ; — écoutons dans son cœur :
« Mon Dieu ! comme ce fou m’idolâtre et me vante !
Comme sa passion s’agenouille fervente !
Même alors qu’il murmure et qu’il fait l’initié,
Quels trésors de simplesse et de virginité !
Mon pâle adolescent, votre style est de flamme...
Mais vous vous abusez, si vous leurrez votre ame
De l’espoir qu’à la fin je prendrai le loisir
De vous initier aux transports du plaisir.
Je ne vous aime, moi, que d’un chaste amour d’ange ;
Je ne veux entre nous que le mystique échange
Des illusions d’or qu’au monde intérieur
Nos pensers vont cueillir, loin du siècle rieur.
Non que je sois de marbre et que rien n’évertue
L’impassibilité de mes sens de statue :
Bien loin de là ; mon corps brûle aussi libertin,
Aussi luxurieux qu’un corps napolitain ;
Mais le Ciel m’a pourvu d’un mari légitime,
Qui dans l’amour des sens déploie un art sublime.
En revanche, il est nul à faire trouver mal,
Dès qu’il s’agit des fleurs de l’amour idéal.
Or, dolent chevalier, c’est pour combler ce vide
Que j’ai daigné sourire à votre amour candide…
Vous avez dans l’esprit tant d’exaltation !
Vous entendez si bien la contemplation !
Seul, par vos sentimens purs et chevaleresques,
Vous pouvez satisfaire à mes goûts romanesques,
Comme mon beau mari peut seul rassasier
De mon tempérament l’érotique brasier.
À lui les feux du corps, à vous les feux de l’ame ;
Et je vous donne ici ma parole de femme
Que j’empêcherai bien mes deux jaloux captifs
De jamais empiéter sur leurs droits respectifs. »
ÉPILOGUE
A quelques tems de là, seul dans sa pauvre chambre,
Cependant que le froid d’une nuit de décembre
D’arabesques de givre adornait le carreau,
Notre jeune homme, assis devant un vieux bureau,
Écrivait, aux lueurs d’une morne bougie,
Sur un feuillet d’album, cette amère élégie :
J’ai lu dans un recueil des méditations
Sur le monde moral, que, dans les passions
Bien complètes, toujours il advient une crise
Si poignante, qu’il faut que notre cœur se brise…
Ou se bronze. — Or, mon cœur en est là. — Se briser !
Non ; sa trempe est robuste : il saura se bronzer.
Et désormais plus froid qu’une urne mortuaire,
Il se réfugîra, comme en un sanctuaire,
Dans l’égoïsme — Adieu, sentimentalité !
Adieu, croyance pure à l’immortalité
De l’ame ! Adieu, vous tous, mes beaux enthousiasmes,
Des bouquins allemands frénétiques miasmes !
Mots superstitieux dont je fus tant épris,
Ma raison vous rejette avec rage et mépris :
Comme un prêtre qu’à Dieu le siècle impur dérobe,
Jette aux bords du chemin son bréviaire et sa robe !