Maurice Rollinat

1842-1888 / France

Où vais-je ?

Sur les petits chênes trapus
Voici qu’enfin las et repus
Les piverts sont interrompus
Par les orfraies.
A cette heure, visqueux troupeaux,
Les limaces et les crapauds
Rampent allègres et dispos
Le long des haies !

Enfin l’ombre ! le jour a fui.
Je vais promener mon ennui
Dans la profondeur de la nuit
Veuves d’étoiles !
Un vent noir se met à souffler,
Serpent de l’air, il va siffler,
Et mes poumons vont se gonfler
Comme des voiles.

Au fond des grands chemins herbeux,
Çà et là troués et bourbeux,
J’entends les taureaux et les bœufs
Qui se lamentent,
Et je vais, savourant l’horreur
De ces beuglements de terreur,
Sous les rafales en fureur
Qui me tourmentent !

Sur des sols mobiles et mous,
Espèces de fangueux remous,
Je marche avec les gestes fous
Des maniaques !
Où sont les arbres ? je ne vois
Que les yeux rouges des convois
Dont les sifflements sont des voix
Démoniaques.

Hélas ! mon pas de forcené
Aura sans doute assassiné
Plus d’un crapaud pelotonné
Sur sa femelle !
Oh ! oui, j’ai dû marcher sur eux,
Car dans ce marais ténébreux
J’ai sentis des frissons affreux
Sous ma semelle.

Et je marche ! Or, sans qu’il ait plu,
Tout ce terrain n’est qu’une glu ;
Mais le vertige a toujours plu
Au cœur qui souffre !
Et je m’empêtre dans les joncs.
Me cramponnant aux sauvageons
Et labourant de mes plongeons
L’ignoble gouffre !

Sous le ciel noir comme un cachot,
Crinière humide et crâne chaud,
Je m’avance en parlant si haut
Que je m’enroue.
Suis-je entré dans un cul-de-sac ?
Mais non ! après de longs flic-flac
Je finis par franchir ce lac
D’herbe et de boue

Les chiens ont comme les taureaux
Des ululements gutturaux !
Pas une lueur aux carreaux
Des maisons proches !
N’importe ! je vais m’enfournant
Dans la nuit d’un chemin tournant
Et je clopine maintenant
Parmi des roches.

Où vais-je ? comment le savoir ?
Car c’est en vain que pour y voir
Je ferme et j’ouvre dans le noir
Mes deux paupières !
Terre et Cieux, coteau, plaine et bois
Sont ensevelis dans la poix,
Et je heurte de tout mon poids
De grandes pierres !

Les buissons sont si rapprochés
Qu’à chaque pas sur les rochers
Mes vêtements sont accrochés
Par une ronce.
Derrière, devant, de travers,
Le vent me cravache ! oh ! quels vers
J’ébauche dans ces trous pervers,
Où je m’enfonce !

La rocaille devient verglas,
Tenaille, scie, et coutelas !
Je glisse, et le mince échalas
Que j’ai pour canne
Craque et va se casser en deux…
Mais toujours mon pied hasardeux
Rampe, et je dois être hideux
Tant je ricane !

Et je tombe, et je retombe ! oh !
Ce chemin sera mon tombeau !
Un abominable corbeau
Me le croasse !
Sur mon épaule, ce coup sec
Vient-il d’une branche ou d’un bec ?
Et dois-je aussi lutter avec
L’oiseau vorace ?

Bah ! je marche toujours ! bravant
Les pierres, la nuit et le vent !
J’affrontais bien auparavant
La vase infecte !
Où que j’aventure mon pied
Je trébuche à m’estropier…
Mais dans ce rocailleux guêpier
Je me délecte !

Rafales, ruez-vous sans mors !
Ronce, égratigne ; caillou, mords !
Nuit noire comme un drap des morts,
Sois plus épaisse !
Je ris de votre acharnement,
Car l’horreur est un aliment
Dont il faut qu’effroyablement
Je me repaisse !…
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