Jean Francois Delavigne

4 April 1793 – 11 December 1843 / Le Havre

À Napoléon -

De lumière et d’obscurité,
De néant et de gloire étonnant assemblage,
Astre fatal aux rois comme à la liberté;
Au plus haut de ton cours porté par un orage,
Et par un orage emporté,
Toi, qui n’as rien connu, dans ton sanglant passage,
D’égal à ton bonheur que ton adversité;
Dieu mortel, sous tes pieds les monts courbant leurs têtes
T’ouvraient un chemin triomphal;
Les élémens soumis attendaient ton signal;
D’une nuit pluvieuse écartant les tempêtes,
Pour éclairer tes fêtes,
Le soleil t’annonçait sur son char radieux;
L’Europe t’admirait dans une horreur profonde,
Et le son de ta voix, un signe de tes yeux,
Donnaient une secousse au monde.
Ton souffle du chaos faisait sortir les lois;
Ton image insultait aux dépouilles des rois,
Et, debout sur l’airain de leurs foudres guerrières,
Entretenait le ciel du bruit de tes exploits.
Les cultes renaissans, étonnés d’être frères,
Sur leurs autels rivaux, qui fumaient à la fois,
Pour toi confondaient leurs prières.
Conservez le vainqueur du Tibre; >>
Que n’ont-ils pour ta gloire ajouté plus encor:
>
Tu régnerais encor si tu l’avais voulu.
Fils de la Liberté, tu détrônas ta mère.
Armé contre ses droits d’un pouvoir éphémère,
Tu croyais l’accabler, tu l’avais résolu!
Mais le tombeau creusé pour elle
Dévore tôt ou tard le monarque absolu;
Un tyran tombe ou meurt; seule elle est immortelle.
Justice, droits, sermens, peux-tu rien respecter?
D’un antique lien périsse la mémoire!
L’Espagne est notre soeur de dangers et de gloire;
Tu la veux pour esclave, et n’osant ajouter
À ta double couronne un nouveau diadème,
Sur son trône conquis ton orgueil veut jeter
Un simulacre de toi-même.
Mais non, tu l’espérais en vain.
Ses prélats, ses guerriers l’un l’autre s’excitèrent,
Les croyances du peuple à leur voix s’exaltèrent.
Quels signes précurseurs d’un désastre prochain!
Le beffroi, qu’ébranlait une invisible main,
S’éveillait de lui-même et sonnait les alarmes;
Les images des preux s’agitaient sous leurs armes;
On avait vu des pleurs mouiller leurs yeux d’airain;
On avait vu le sang du sauveur de la terre
Des flancs du marbre ému sortir à longs ruisseaux;
Les morts erraient dans l’ombre, et ces cris : guerre! guerre!
S’élevaient du fond des tombeaux.
Une nuit, c’était l’heure où les songes funèbres
Apportent aux vivans les leçons du cercueil;
Où le second Brutus vit son génie en deuil
Se dresser devant lui dans l’horreur des ténèbres;
Où Richard, tourmenté d’un sommeil sans repos,
Vit les mânes vengeurs de sa famille entière,
Rangés autour de ses drapeaux,
Le maudire et crier : voilà ta nuit dernière!
Napoléon veillait, seul et silencieux;
La fatigue inclinait cette tête puissante
Sur la carte immobile où s’attachaient ses yeux;
Trois guerrières, trois soeurs parurent sous sa tente.
Pauvre et sans ornemens, belle de ses hauts faits,
La première semblait une vierge romaine
Le front ceint d’un rameau de chêne,
Elle appuyait son bras sur un drapeau français.
Il rappelait un jour d’éternelle mémoire;
Trois couleurs rayonnaient sur ses lambeaux sacrés
Par la foudre noircis, poudreux et déchirés,
Mais déchirés par la Victoire.
De Marengo la terrible journée
Dans tes fastes, dit-elle, a pris place après moi;
Salut; je suis sa soeur aînée.
Je protégeai ta course et dictai la parole
Qui ranima des tiens le courage expirant,
Lorsque la mort te vit si grand,
Qu’elle te respecta sous les foudres d’Arcole.
Tremble, je vois pâlir ton étoile éclipsée.
La force est sans appui, du jour qu’elle est sans frein.
Adieu, ton règne expire et ta gloire est passée. >>
La seconde unissait aux palmes des déserts
Les dépouilles d’Alexandrie.
Les feux dont le soleil inonde sa patrie,
De ses brûlans regards allumaient les éclairs.
Sa main, par la conquête armée,
Dégouttante du sang des descendans d’Omar,
Tenait le glaive de César
Et le compas de Ptolémée.
Du mont Thabor la brillante journée
Dans tes fastes, dit-elle, a pris place après moi;
Salut! Je suis sa soeur aînée.
Du nom que je reçus aux pieds des pyramides.
J’ai vu les turbans d’Ismaël
Foulés au bord du Nil par tes coursiers rapides.
Les arts sous ton égide avaient placé leurs fils,
Quand des restes muets de Thèbe et de Memphis
Ils interrogeaient la poussière;
Et, si tu t’égarais dans ton vol glorieux,
C’était comme l’aiglon qui se perd dans les cieux,
C’était pour chercher la lumière.
Tremble, je vois pâlir ton étoile éclipsée.
La force est sans appui, du jour qu’elle est sans frein.
Adieu! Ton règne expire, et ta gloire est passée. >>
La dernière… O pitié, des fers chargeaient ses bras!
L’oeil baissé vers la terre où chacun de ses pas
Laissait une empreinte sanglante,
Elle s’avançait chancelante
En murmurant ces mots : meurt et ne se rend pas.
Loin d’elle les trésors qui parent la conquête,
Et l’appareil des drapeaux prisonniers!
Mais des cyprès, beaux comme des lauriers,
De leur sombre couronne environnaient sa tête.
Écoute et tremble : aucune autre journée
Dans tes fastes jamais n’aura place après moi,
Et je n’eus point de soeur aînée.
J’affranchirai les rois que ton bras tient en laisse,
Et je transporterai la chaîne qui les blesse
Aux peuples qui vaincront pour eux.
Les siècles douteront, en lisant ton histoire,
Si tes vieux compagnons de gloire,
Si ces débris vivans de tant d’exploits divers,
Se sont plus illustrés par trente ans de victoire,
Que par un seul jour de revers.
Je briserai ton glaive et ton sceptre d’airain;
La force est sans appui, du jour qu’elle est sans frein.
Adieu! Ton règne expire, et ta gloire est passée. >>
Toutes trois vers le ciel avaient repris l’essor,
Et le guerrier surpris les écoutait encor;
Leur souvenir pesait sur son ame oppressée;
Mais aux roulemens du tambour,
Cette image bientôt sortit de sa pensée,
Comme l’ombre des nuits se dissipe effacée
Par les premiers rayons du jour.
Il crut avoir dompté les enfans de Pélage;
Entraîné de nouveau par ce char vagabond
Qui portait en tous lieux la guerre et l’esclavage,
Passant sur son empire, il le franchit d’un bond;
Et tout fumans encor, ses coursiers hors d’haleine,
Que les feux du midi naguère avaient lassés,
De la Bérésina, qui coulait sous sa chaîne,
Buvaient déjà les flots glacés.
Il dormait sur la foi de son astre infidèle,
Trompé par ces flatteurs dont la voix criminelle
L’avait mal conseillé.
Il rêvait, en tombant, l’empire de la terre,
Et ne rouvrit les yeux qu’aux éclats du tonnerre;
Où s’est-il réveillé! …
Seul et sur un rocher d’où sa vie importune
Troublait encor les rois d’une terreur commune,
Du fond de son exil encor présent partout,
Grand comme son malheur, détrôné, mais debout
Sur les débris de sa fortune.
Laissant l’Europe vide et la victoire en deuil,
Ainsi, de faute en faute et d’orage en orage,
Il est venu mourir sur un dernier écueil,
Où sa puissance a fait naufrage.
La vaste mer murmure autour de son cercueil.
Une île t’a reçu sans couronne et sans vie,
Toi qu’un empire immense eut peine à contenir;
Sous la tombe, où s’éteint ton royal avenir,
Descend avec toi seul toute une dynastie.
Et le pêcheur le soir s’y repose en chemin;
Reprenant ses filets qu’avec peine il soulève
Il s’éloigne à pas lents, foule ta cendre, et rêve…
A ses travaux du lendemain.
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