Jean de La Ville de Mir


L’Horizon chimérique -

Je suis né dans un port et depuis mon enfance
J’ai vu passer par là des pays bien divers.
Attentif à la brise et toujours en partance,
Mon cœur n’a jamais pris le chemin de la mer.

Je connais tous les noms des agrès et des mâts,
La nostalgie et les jurons des capitaines,
Le tonnage et le fret des vaisseaux qui reviennent
Et le sort des vaisseaux qui ne reviendront pas.

Je présume le temps qu’il fera dès l’aurore,
La vitesse du vent et l’orage certain,
Car mon âme est un peu celle des sémaphores,
Des balises, leurs sœurs, et des phares éteints.

Les ports ont un parfum dangereux pour les hommes
Et si mon cœur est faible et las devant l’effort,
S’il préfère dormir dans de lointains arômes,
Mon Dieu, vous le vouliez, je suis né dans un port.

II

Par l’appel souriant de sa claire étendue
Et les feux agités de ses miroirs dansants
La mer, magicienne éblouissante et nue.
Éveille aux grands espoirs les cœurs adolescents.

Pour tenter de la fuir leur effort est stérile ;
Les moins aventureux deviennent ses amants,
Et, dès lors, un regret éternel les exile.
Car l’on ne guérit point de ses embrassements.

C’est elle, la première, en ouvrant sa ceinture
D’écume, qui m’offrit son amour dangereux
Dont mon âme a gardé pour toujours la brûlure
Et dont j’ai conservé le reflet dans mes yeux.

III

Quel caprice insensé de tes désirs nomades,
Mon cœur, ô toi mon cœur qui devrais être las,
Te fait encore ouvrir la voile au vent des rades
Où ton plus fol amour naguère appareilla ?

Tu sais bien qu’au lointain des mers aventureuses
Il n’est point de pays qui vaille ton essor,
Et que l’horizon morne où la vague se creuse
N’a d’autres pèlerins que les oiseaux du Nord.

Tu ne trouverais plus à la fin de ta course
L’île vierge à laquelle aspirent tes ennuis.
Des pirates en ont empoisonné les sources.
Incendié les bois et dévoré les fruits.

Voyageur, voyageur, abandonne aux orages
Ceux qui n’ont pas connu l’amertume des eaux.
Sache borner ton rêve à suivre du rivage
L’éphémère sillon que tracent les vaisseaux.

IV

Le ciel incandescent d’un million d’étoiles
Palpite sur mon front d’enfant extasié.
Le feu glacé des nuits s’infuse dans mes moelles
Et je me sens grandir comme un divin brasier.

Les parfums de juillet brûlent dans le silence
D’une trop vaste et trop puissante volupté.
Vers l’azur ébloui, comme un oiseau, s’élance,
En des battements fous, mon cœur ivre d’été.

Que m’importe, à présent, que la terre soit ronde
Et que l’homme y demeure à jamais sans espoir ?
Oui, j’ai compris pourquoi l’on a créé le monde ;
C’était pour mon plaisir exubérant d’un soir !

V

Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte ;
Le dernier de vous tous est parti sur la mer.
Le couchant emporta tant de voiles ouvertes
Que ce port et mon cœur sont à jamais déserts.

La mer vous a rendus à votre destinée,
Au-delà du rivage où s’arrêtent nos pas.
Nous ne pouvions garder vos âmes enchaînées ;
Il vous faut des lointains que je ne connais pas.

Je suis de ceux dont les désirs sont sur la terre.
Le souffle qui vous grise emplit mon cœur d’effroi,
Mais votre appel, au fond des soirs, me désespère,
Car j’ai de grands départs inassouvis en moi.

VI

Vaisseaux des ports, steamers à l’ancre, j’ai compris
Le cri plaintif de vos sirènes dans les rades.
Sur votre proue et dans mes yeux il est écrit
Que l’ennui restera notre vieux camarade.

Vous le porterez loin sous de plus beaux soleils
Et vous le bercerez de l’équateur au pôle.
Il sera près de moi, toujours. Dès mon réveil,
Je sentirai peser sa main sur mon épaule.

VII

Le vent de l’océan siffle à travers les portes
Et secoue au jardin les arbres effeuillés.
La voix qui vient des mers lointaines est plus forte
Que le bruit de mon cœur qui s’attarde à veiller.
Ô souffle large dont s’emplissent les voilures,
Souffle humide d’embrun et brûlant de salure,
Ô souffle qui grandis et recourbes les flots
Et chasses la fumée, au loin, des paquebots !

Tu disperses aussi mes secrètes pensées,
Et détournes mon cœur de ses douleurs passées.
L’imaginaire mal que je croyais en moi
N’ose plus s’avouer auprès de ce vent froid
Qui creuse dans la mer et tourmente les bois.

VIII

Toi qui te connais mal et que les autres n’aiment
Qu’en de vains ornements qui ne sont pas toi-même,
Afin que ta beauté natale ne se fane,
Mon âme, pare-toi comme une courtisane.

Lorsque reviendra l’ombre et que tu seras nue,
Seule devant la nuit qui t’aura reconnue
Et loin de la cité dont la rumeur t’offense.
Tu te retrouveras pareille à ton enfance,

Mon âme, sœur des soirs, amante du silence.

IX

Ô la pluie ! Ô le vent ! Ô les vieilles années !
Dernier baiser furtif d’une saison qui meurt
Et premiers feux de bois au fond des cheminées !
L’hiver est installé, sans sursis, dans mon cœur.

Vous voilà de retour, mes pâles bien-aimées.
Heures de solitude et de morne labeur,
Fidèles aux lueurs des lampes allumées
Parmi le calme oubli de l’humaine rumeur.

Un instant, j’ai pensé que la plus fière joie
Eût été de m’enfuir, comme un aigle s’éploie,
Au lointain rouge encore des soleils révolus.

Et j’enviais le sort des oiseaux de passage.
Mais mon âme s’apaise et redevient plus sage,
Songeant que votre amour ne me quittera plus.

X

Mon désir a suivi la route des steamers
Qui labourent les flots d’une proue obstinée
Dans leur hâte d’atteindre à l’horizon des mers
Où ne persiste d’eux qu’une vaine fumée.

Longtemps il s’attarda, compagnon des voiliers
Indolents et déchus, qu’un souffle d’aventure
Ranime par instants en faisant osciller
Le fragile appareil de leur haute mâture.

Mais la nuit vient trop vite et ne me laisse plus,
Pour consoler encor mon âme à jamais lasse,
Que les cris de dispute et les chants éperdus
Des marins enivrés dans les auberges basses.

XI

Diane, Séléné, lune de beau métal,
Qui reflète vers nous, par ta face déserte,
Dans l’immortel ennui du calme sidéral,
Le regret d’un soleil dont nous pleurons la perte,

Ô lune, je t’en veux de ta limpidité
Injurieuse au trouble vain des pauvres âmes,
Et mon cœur, toujours las et toujours agité,
Aspire vers la paix de ta nocturne flamme.
XII

Novembres pluvieux, tristes au bord des fleuves
Qui ne reflètent plus le mirage mouvant
Des nuages au ciel, des arbres dans le vent,
Ni l’aveuglant soleil dont nos âmes sont veuves,

Faut-il que notre exil sous vos froides clartés
Ne conserve d’espoir que le peu que nous laisse
Le cri des trains de nuit qui sifflent leur détresse,
Quand les rêves sont morts dans les grandes cités ?

XIII

La Mer est infinie et mes rêves sont fous.
La mer chante au soleil en battant les falaises
Et mes rêves légers ne se sentent plus d’aise
De danser sur la mer comme des oiseaux soûls.

Le vaste mouvement des vagues les emporte,
La brise les agite et les roule en ses plis ;
Jouant dans le sillage, ils feront une escorte
Aux vaisseaux que mon cœur dans leur fuite a suivis.

Ivres d’air et de sel et brûlés par l’écume
De la mer qui console et qui lave des pleurs
Ils connaîtront le large et sa bonne amertume ;
Les goélands perdus les prendront pour des leurs.

XIV

Je me suis embarqué sur un vaisseau qui danse
Et roule bord sur bord et tangue et se balance.
Mes pieds ont oublié la terre et ses chemins ;
Les vagues souples m’ont appris d’autres cadences
Plus belles que le rythme las des chants humains.

À vivre parmi vous, hélas ! avais-je une âme ?
Mes frères, j’ai souffert sur tous vos continents.
Je ne veux que la mer, je ne veux que le vent
Pour me bercer, comme un enfant, au creux des lames.

Hors du port qui n’est plus qu’une image effacée,
Les larmes du départ ne brûlent plus mes yeux.
Je ne me souviens pas de mes derniers adieux...
Ô ma peine, ma peine, où vous ai-je laissée?

Voilà ! Je suis parti plus loin que les Antilles,
Vers des pays nouveaux, lumineux et subtils.
Je n’emporte avec moi, pour toute pacotille,
Que mon cœur... Mais les sauvages, en voudront-ils ?
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