Jean-Antoine Roucher


Les Mois/Octobre

Battez, bruyans tambours, battez de rive en rive.
Il paroît, c’est lui-même ; il avance, il arrive :
Oui, c’est lui. Je le vois sur les monts d’alentour :
Battez, et de Bacchus annoncez le retour.
Éveillez-vous, buveurs, hâtez-vous ; le tems presse,
Hâtez-vous ; du sommeil secouez la paresse.
Aux scènes de plaisir qui renaissent pour vous,
Moi, prêtre de Bacchus, je vous invite tous.
Marchons : mais écartez de nos fêtes mystiques
Ces Lycurgues nouveaux, ces Thraces fanatiques,
D’une sainte liqueur profanes ennemis ;
Écartons-les. Vous seuls, ô mes rians amis !

Vous, dignes d’assister à nos sacrés mystères,
Sortez à flots nombreux de vos toîts solitaires :
Courons, et de l’Ister au Tâge répandus,
Assiégeons les raisins au côteau suspendus.
Redoublons du français la brillante allégresse ;
Faisons pour un moment oublier à la Grèce
Le poids honteux des fers dont gémit sa beauté ;
Que le grave espagnol déride sa fierté ;
À sa longue paresse arrachons l’Auzonie ;
Échauffons, égayons la froide Pannonie ;
Et que de flots de vin tous les suisses trempés
Dansent sur le sommet de leurs rocs escarpés.
Dieux, quel riant tableau ! Mille bandes légères,
Les folâtres pasteurs, les joyeuses bergères,
Les mères, les époux, les vieillards, les enfans,
Remplissent les chemins de leurs cris triomphans.
Déjà s’offre aux regards de cette agile armée
Le rempart épineux dont la vigne est fermée.
Avide des trésors dont elle s’enrichit,
Déjà d’un pié léger chacun d’eux le franchit.

Nul sep n’est épargné. Par-tout je vois la grappe
Tomber sous le tranchant du couteau qui la frappe ;
Je vois deux vendangeurs de pampre couronnés,
Et du jus des raisins goutte à goutte baignés,
Au pié de la colline où la vigne commence,
Descendre sous le faix d’une corbeille immense ;
Je les vois, dans les flancs de vingt tonneaux fumeux,
Faire couler des seps les esprits écumeux ;
Et sur un char, pareil au char qui dans la Grèce
De l’antique Thespis promenoit l’allégresse,
Ranger, en célébrant les louanges du vin,
Ces tonneaux, où s’apprête un breuvage divin.
Plus loin, règnent les jeux d’une aimable folie.
D’un geste, d’un bon mot l’un agace Ismélie,
Puis, ravit en passant un baiser à Phylis :
L’autre écrase en ses doigts les grains qu’il a cueillis :
Et vient furtivement rougir le front d’Aline :
Un rire fou circule autour de la colline,
En éclats s’y prolonge, et se mêle aux travaux
Qui doivent d’un vin pur enrichir nos caveaux.
Cependant le jour fuit ; il se hâte d’atteindre
Aux portes d’occident, où ses feux vont s’éteindre :
Vesper a déployé ses humides drapeaux,
Et son sceptre d’ébène appelle le repos.

Des côteaux dépouillés soudain quittant la croupe,
Les bruyans vendangeurs se rassemblent en troupe
Aux deux côtés du char, qui de fleurs est voilé,
Et de quatre chevaux sur deux rangs attellé.
Sous les tonneaux vineux que le pampre décore,
Il s’ébranle : ô tambours, battez, battez encore !
Il marche ; et mille voix répètent ces chansons :
'Amis, point de soucis ; amis, buvons, dansons,
Buvons, et comme nous faisons boire nos belles ;
Le vin, mieux que l’amour, domptera les rebelles ;
Le vin échauffera la maîtresse et l’amant ;
Buvons : qui ne boit pas doit aimer froidement. '
Arrivés au pressoir, du milieu de la foule
Un couple pétulant s’élance, écrase, foule
Sous ses bonds redoublés les grappes en monceaux ;
Le vin jaillit, écume et fuit à longs ruisseaux.
À ces ruisseaux pourprés enyvrez-vous ensemble,
Ô vous tous, que la soif près des cuves rassemble ;
Creusez vos mains en coupe, et que sur vos habits
De vos mentons rians le vin coule en rubis :
D’un bachique repas couronnez la journée.
Les soucis, les travaux, les sueurs de l’année
Vous méritent assez ce bonheur d’un moment.
Quoi ! La bêche et la serpe auront incessamment,
De votre plant tardif châtié la paresse !
Quoi ! Du feuillage vain, dont le luxe l’oppresse,
Par deux fois, tous les ans, vous l’aurez dégagé !
Cent fois vous aurez craint que de grêle chargé,
L’été contre vos fruits ne déchaînât l’orage !
Et lorsque la nature a béni votre ouvrage,
Lorsque de vos labeurs vous dispensant le prix,
Elle vous rend les jeux, les festins et les ris,
Des jeux et des festins un ennemi farouche
Viendra faire expirer les ris sur votre bouche ;
Vous dira que des dieux les décrets solemnels
Ont condamné la terre à des pleurs éternels ;
Qu’ils nous font de la joie une sage défense,
Et que leur majesté de nos plaisirs s’offense !
Tu l’offenses toi seul, augure du malheur ;
Oui, toi seul. Le plaisir est une heureuse fleur,
Dont ces dieux indulgens, que blasphême un faux sage,
De nos jours épineux ont semé le passage.
De ses parfums en paix respirons les douceurs ;
Et laissant contre nous tonner ces noirs censeurs,
Qui, tristement rongés d’un fiel atrabilaire,
Ont fait un dieu, comme eux et jaloux et colère,
Cessons de redouter leurs funèbres tableaux,
Et tous leurs préjugés, de l’imposture éclos.
Heureux jours, où les dieux habitoient les campagnes,
Où Pan, Flore et Cérès, Diane et ses compagnes,
De mensonges rians fascinoient les mortels,
Et voyoient l’allégresse encenser les autels ;
Qu’êtes-vous devenus, beaux-jours que je regrette !
Qu’il étoit doux alors d’habiter la retraite
D’une grotte, d’un bois ; et dans les champs voisins,
De voir l’or des épis et l’azur des raisins !

Alors l’illusion, pour consoler la terre,
Offroit des dieux amis à l’homme solitaire,
Des dieux, qui comme lui, citoyens des hameaux,
Avoient connu long-tems ses plaisirs et ses maux.
Ces pins religieux, ces vénérables hêtres
Étoient l’asyle aimé des déités champêtres ;
Chacun d’eux, jusqu’au jour marqué par son trépas,
D’une aimable dryade enfermoit les appas :
Elle le défendoit des fureurs de l’orage,
Et pour l’homme-berger en nourrissoit l’ombrage.
Le raisin n’étoit pas un fruit inanimé ;
C’étoit Bacchus lui-même, en grappe transformé,
Sur la jeune erigone étendant son feuillage.
L’amant, que trahissoit une amante volage,
Couché languissamment sur un lit de roseaux,
Contoit son infortune à la nymphe des eaux.
Et le bruïssement de la vague tremblante
Étoit alors pour lui cette voix consolante,
Dont l’amitié fidèle assoupit nos douleurs ;
Et l’amant soulagé laissoit tomber des pleurs.
Rappellerai-je ici quelle adroite imposture
Sut encor de nos champs ranimer la culture ?
Rival du loup vorace et du taureau meuglant,
L’homme, jadis sans moeurs, se repaissoit de gland,
Lorsque les saintes loix, créant une patrie,
Promirent l’abondance à l’active industrie.

Dans le flatteur espoir de mille biens nouveaux ;
L’homme voua ses mains à de rudes travaux :
Mais bientôt la fatigue épuisa son courage ;
Et regrettant des bois le paresseux ombrage,
Sa vigueur négligea de tourmenter son champ.
La rouille alloit enfin ronger le soc tranchant ;
Il fuyoit : tout-à-coup, père d’heureux mensonges,
De la fable, à ses yeux, un sage offrit les songes :
Il lui dit que du ciel les sublimes moteurs
En avoient, pour les champs, déserté les hauteurs ;
Que Cérès elle-même, aux mortels apparue,
Leur avoit apporté le soc de la charrue,
Et que ces grains dorés, nourriciers des humains,
Étoient encor pour eux un présent de ses mains.
L’homme, honteux alors de sa lâche foiblesse,
Du soc cultivateur admira la noblesse ;
Et fier de partager la gloire de Cérès,
Pesant sur la charrue, il creusa des guérets.
Ah ! S’ils vivoient encor ces mensonges utiles,
Sans doute nous verrions nos plaines plus fertiles,
Et l’indigence en pleurs ne les ouvriroit pas !
Mais les champs à nos yeux languissent sans appas :
L’orgueil de notre faste, outrageant la nature,
Dédaigne les mortels voués à leur culture.

Que serions-nous pourtant, si l’essaim des besoins
N’imposoit à leurs bras un long tribut de soins ?
C’est lui, qui sur le sol de leur étroit domaine
À l’oisive charrue aujourd’hui les ramène.
Ils placent sous le joug leurs taureaux vigoureux ;
Le soc brille, rongé par le sillon poudreux :
Le semeur y répand d’une égale mesure
Ce froment, que l’été doit rendre avec usure.
Sur les pas du semeur, la herse lentement
Rampe, et brisant la glèbe, encouvre le froment.
Hommes laborieux, votre tâche est remplie.
Et vous, par qui tout naît, vit et se multiplie,
Dieux bons, dieux paternels ! C’est à vous à présent
De jetter sur ces grains un regard bienfaisant.
Ordonnez que l’amas de ces eaux suspendues,
Pour noyer nos sillons trop de fois répandues,
Ne fonde point sur eux : mais qu’errant dans les airs,
Il s’épanche en torrents sur des climats déserts ;
Mais qu’une douce ondée abreuve la campagne ;
Mais que d’un jour serein la chaleur l’accompagne ;
Mais que d’un verd naissant le sillon surmonté
De son dos inégal cache la nudité,
Et de loin à nos yeux présage l’abondance.
Ordonnez aux brouillards que l’automne condense,
Lorsqu’éteignant les feux de l’occident vermeil,
La nuit a ramené les heures du sommeil,
Dieux bons ! Ordonnez-leur que la terre humectée
Par eux d’un air impur ne soit point infectée.
Souvent dans les brouillards, qui couvrent l’horizon,
Le scorpion céleste a lancé son poison.
Alors de la beauté les roses se flétrissent ;
Du jeune-homme pâli les forces dépérissent ;
Et la tombe, sans cesse ouverte sous nos pas,
Appelle le vieillard des langueurs au trépas.
Oh ! Que de fois alors, la peste au vol immonde
Pour assouvir l’enfer a parcouru le monde !
Hélas ! Ils sont encor présens à nos douleurs,
Ces jours rendus fameux par l’excès de malheurs,
Ces jours, où succombant sous ce monstre homicide,
Des portes de l’aurore aux colonnes d’Alcide,
Du foyer du midi jusqu’aux glaces du nord,
La moitié des humains s’engloutit dans la mort !

Vers les bois, où se perd le sauvage Tartare,
Les flots empoisonnés que roule le Ténare,
Par un gouffre entr’ouvert le vomirent au jour.
Trop resserré bientôt dans cet obscur séjour,
Le monstre, déployant ses aîles ténébreuses,
Vole au Cathay, s’abbat sur ses villes nombreuses,
Les comble de mourans entassés sous des morts ;
Reprend son vol ; du Gange atteint les riches bords,
Les transforme en passant en vaste cimetière ;
Du superbe Mogol traverse la frontière ;
Remplit de ses poisons l’empire des sophis,
Les murs de Constantin, l’Arabie et Memphis ;
Franchit les hauts rochers, d’où le Nil roule et tombe ;
Fléau des nubiens, les plonge dans la tombe ;
Abbat le grand-négus, son peuple, ses enfans ;
Frappe la Côte D’Or, celle des éléphans ;
Dévaste le Zaïre, et les forêts sauvages,
Qui du frère du Nil couronnent les rivages ;
Perce du vieux Atlas les sommets orageux,
De cadavres infects couvre ses rocs nègeux ;
Une seconde fois fait expirer Carthage ;
Vole au-delà des mers jusqu’aux sources du Tage ;
Rend veuves d’habitans ses antiques cités ;
Mêle ensemble et l’ibère et le maure indomptés ;
Entre eux et le français quelque tems en balance,
Des monts pyrénéens sur les Alpes s’élance ;
Par monceaux, livre en proie à l’avide Pluton
Les lâches descendans d’émile et de Caton ;
De tous ses potentats purge la Germanie ;
Des ducs de la Newa punit la tyrannie ;
Ronge avec leurs troupeaux les bergers du Lapland,
Brave les feux d’Hécla, parcourt le Groënland,
Touche au pôle ; et soudain retournant sur sa trace,
Dévore tout le nord que l’océan embrasse,
S’acharne sur le belge, et dans les champs français,
Par des excès plus grands vient combler ses excès.
D’abord cédant aux coups de la Parque inhumaine,
Les animaux en foule accrurent son domaine.

Le cerf au pied léger, la chèvre au crin pendant,
Et le boeuf pacifique, et le coursier ardent,
Et la brebis si douce, et le chien si fidèle,
Et le plaintif oiseau des amans le modèle,
De leurs corps infectés couvrirent les chemins.
Le mal plus irrité passant jusqu’aux humains,
Bientôt on ne vit plus que de hideux fantômes,
Qui d’un air corrompu respirant les atômes,
Se traînoient et tomboient. Leurs yeux sombres, hagards
Brûloient d’un feu de sang, lançoient d’affreux regards.
La douceur du sommeil vainement attendue,
Sur leur corps tout entier une lèpre étendue,
Leurs poûmons tourmentés des accès de la toux,
L’insatiable soif qui les dévoroit tous,
Enfin de mille maux l’exécrable assemblage,
N’épargnant ni le rang, ni le sexe, ni l’âge,
Ni l’innocent amour, ni la sainte amitié,
Bientôt de nos ayeux eût ravi la moitié.
Ils mouroient. Chaque instant voyoit hors des murailles
S’avancer, tout rempli, le char des funérailles.
Nulle voix ne suivoit ce mobile tombeau :
Sans parens, sans amis, sans prêtre, sans flambeau,
Solitaire, il marchoit. à ces monceaux livides,
Une fosse profonde ouvroit ses flancs avides ;
Et dans son large sein les cadavres versés
Y tomboient en roulant l’un sur l’autre entassés.
Durant vingt mois entiers, par ce ravage horrible,
Se signala des dieux la colère terrible ;
Rien ne fut épargné : l’impureté des airs
Dépeuple tous les lieux, et les change en déserts.
Dans les champs fortunés, que l’hyerre timide
Enrichit lentement de son tribut humide,
Long-tems aimé des cieux, un hameau, dans son sein,
De cent cultivateurs cachoit l’heureux essaim.
Détrompé de la cour, et honteux de ces brigues
Qui mènent aux honneurs par de viles intrigues,
Philamandre, au milieu des champêtres humains,
Se nourrissoit en paix du travail de ses mains.
D’une fille et d’un fils la vertu florissante
Ornoit de ce nestor la vieillesse innocente.
Pour lui sur le côteau mûrissoit le raisin ;
Cinquante agneaux paissoient l’émail d’un pré voisin ;
Quelques fleurs au printems lui formoient un parterre ;
Et quand des blonds épis il dépouilloit la terre,
Quand des flots d’un lait pur écumoient sous ses doigts,
Sa richesse égaloit la richesse des rois.
Hélas ! Qu’il dura peu le bonheur de ce sage !
Le fléau destructeur vers lui s’ouvre un passage,
Emporte ses troupeaux, et rongeant les mortels,
Frappe l’homme sacré qui prioit aux autels :
Puis, du toît solitaire, où le pontife expire,
Sur le peuple des champs il étend son empire.
Déjà plus d’une mère a répandu des pleurs ;
Déjà chaque cabane est en proie aux douleurs.
Le vieillard, au milieu des publiques allarmes,
Lui seul n’a point encor à répandre des larmes.
Il voit Linda, Sainmaurt du fléau respectés.
Pour dérober leurs jours à ses traits infectés,
Dans le temple désert le vieillard se transporte ;
Sur lui, sur ses enfans il en scelle la porte,
Saisi d’un saint effroi s’avance vers l’autel,
L’embrasse, s’y prosterne, et s’écrie : « Immortel !
Des fléaux de la terre auteur impénétrable,
Quand désarmeras-tu ton glaive inexorable ?
Quoi ! Tu détruis ainsi l’ouvrage de tes mains !
Ne serois-tu donc plus le père des humains ?
Ah ! Du moins en faveur de nos humbles chaumières,
Rappelle, dieu clément, tes bontés coutumières !
Par cet autel sacré, d’où l’encens autrefois
Vers ton trône éternel montoit avec nos voix,
Par les pleurs, dont souvent j’ai baigné tes portiques,
Par mes cheveux blanchis dans les travaux rustiques,
Laisse, laisse ma race au nombre des vivans ;
Cache-la dans ton temple au souffle impur des vents ;
Ou s’il doit pénétrer ton auguste demeure,
Le premier de ma race, ordonne que je meure. »
Il dit. Sous l’épaisseur d’un voile ensanglanté,
Neuf fois l’astre du jour obscurcit sa clarté,
Et neuf fois de la nuit les ombres lui succèdent :
Lorsqu’enfin succombant aux terreurs qui l’obsèdent,
Philamandre s’endort. De la faveur des cieux
Un songe le berçoit. Songe fallacieux !
Tout-à-coup un long cri l’éveille. Aux lueurs sombres,
Qu’une lampe mourante épanche dans les ombres,
Il découvre Linda, qui l’oeil fixe, égaré
Se traîne, et va tomber sur le marbre sacré.
Il court avec Sainmaurt, il pleure ; et sa tendresse,
Sur son sein palpitant la soutient et la presse :

Mais repoussant le bras qui la veut secourir,
« Éloignez-vous, mon père, et laissez-moi mourir. »
À ces mots, et de sang et d’écume souillée,
Et de ses derniers pleurs la face encor mouillée,
Linda roidit son corps par ses mains déchiré.
Le vieillard la confie au jeune-homme éploré,
Et sort pour invoquer une main salutaire.
L’aube pâle guidoit sa marche solitaire.
Il s’avance ; et son oeil ne voit de toutes parts
Que des restes meurtris sur la poussière épars.
De cabane en cabane à grands pas il s’élance,
Et par-tout, du tombeau le ténébreux silence
Tout est mort. égaré, pâlissant de terreur,
Mais adorant encor les cieux dans leur fureur,
Il retourne éperdu vers la demeure sainte ;
Des hurlemens affreux en remplissoient l’enceinte.
Il appelle sa fille. ô tableau déchirant !
Sa fille est expirée, et son fils est mourant.
« Dieu cruel ! J’avois cru ta vengeance assouvie,
Et de mon fils encor tu m’arraches la vie !
Achève, prends la mienne. ô Sainmaurt, attends-moi !
Je demandois au ciel de mourir avant toi ;
Et c’est moi, malheureux, qui vois ta dernière heure !
Mes enfans ne sont plus ; je les perds... que je meure ! »
Attaché sur son fils, il pleuroit ; et la mort
Dans les bras paternels avoit frappé Sainmaurt.
Déjà d’un feu rongeur atteint jusqu’aux viscères,
Lui-même, il est couvert de livides ulcères.
Il se relève, il tombe, il meurt en gémissant,
Le dernier de sa race et d’un peuple innocent.
Tous les ans, il est vrai, l’automne moins funeste
Ne souffle point sur nous les horreurs de la peste ;
Mais toujours, de brouillards resserrant l’horizon,
Il change la campagne en humide prison ;
Jaloux du roi brillant qui verse la lumière,
Dépouille ses rayons de leur chaleur première,
Du sang et des humeurs trouble en nous les accords,
Énerve notre force allume dans nos corps
Les ardeurs de la fièvre à la soif dévorante,
Et livre au noir ciseau notre vie expirante,
Aussi le dieu du mal ; jadis à ses autels,
En ce mois ténébreux, voyoit-il les mortels
Humilier leurs fronts, et tout pâles d’allarmes,
L’environner d’encens, de prières, de larmes.

Memphis, croyant alors que ce dieu redouté
Triomphoit du soleil, en voiloit la clarté,
Memphis du roi des airs déploroit la foiblesse :
'Il languit, disoit-elle, accablé de vieillesse.
Qui pourra lui prêter un salutaire appui !
Typhon dans son courroux s’est armé contre lui. '
Fidèles héritiers de ces pensers funèbres,
Les grecs vouoient ce mois au démon des ténèbres.
Ils alloient, éclairés de nocturnes flambeaux,
Arroser de leurs pleurs la cendre des tombeaux,
Et sous le nom sacré de fêtes parentales,
Solliciter du Styx les déités fatales.
Le Capitole enfin, d’Athène imitateur,
Fit regner sur ce mois un dieu dévastateur,
Mars, qui des élémens éternisant la guerre,
Combat les dieux, amis du bonheur de la terre.
Cependant aux rigueurs de ces fléaux divers,
Que le perfide automne épand sur l’univers,
Résigne-toi, mortel ; et foible créature,
Ne vas point d’injustice accuser la nature.
Elle te répondroit : 'ne m’accuse de rien.
Le mal est nécessaire ; il l’est comme le bien.
Soumise aveuglément à ce double génie,
Je cède, et je leur dois ma constante harmonie.
Mais détruis un instant l’un de ces deux rivaux,
Ce que tu crois le mieux devient l’excès des maux.
Écoute ; et que ton coeur, dont la plainte m’outrage,
Cesse d’imaginer un plus parfait ouvrage.
Ce vent qui de la terre entrouvrant la prison,
De la peste en cent lieux souffla le noir poison,
Tu veux l’anéantir, ou du moins ne l’entendre
Que murmurant à peine en zéphyr doux et tendre.
Eh ! Tu ne sais donc point qu’un plus affreux revers
S’en va dès ce moment ravager l’univers ?
Au lieu de cette peste errante et passagère,
Que le tems emporta sur son aîle légère,
Par-tout un air infect s’apprête à t’investir.
Des prés marécageux, où tu vois s’engloutir
Les végétaux dissous qui corrompent l’automne ;
De ces champs de bataille, où le bronze qui tonne
De cadavres pressés forme un trône à la mort ;
De ces lacs, de qui l’eau sur la fange s’endort ;
Enfin du lit impur des mines, des carrières,
Déjà montent vers toi des vapeurs meurtrières.
Le vent, qui de ton ciel ne trouble plus la paix,
Leur permet de s’étendre ainsi qu’un fleuve épais :
Bientôt ce globe entier n’est plus qu’un gouffre immonde.
C’en est fait ; et la Parque a dépeuplé le monde.
Mais rappelle ces vents ; que d’un bruyant essor,
Répandus sur la terre, ils y règnent encor :
Vois-tu de mille biens leur liberté suivie ?
Ils ont soufflé la mort, ils répandent la vie.
Des autres élémens suis encor les effets :
Par-tout aux maux qu’ils font succèdent les bienfaits.
Si le feu dévorant embrase mes entrailles,
M’ébranle, me déchire, engloutit tes murailles,
Sert en foudres tonnans l’injustice des rois,
Et des peuples vaincus anéantit les droits ;
Ce feu, nourri des sucs que l’abeille distille,
Pour te rendre le jour brille en flamme subtile :
Tes alimens, par lui doucement préparés,
Nourrissent de ton sang les ruisseaux épurés,
Et lorsque j’ai perdu ma dernière verdure,
Il chasse loin de toi la piquante froidure.
L’eau traverse en torrens tes vallons ravagés,
Traîne ensemble et troupeaux et pasteurs submergés,
Sur l’océan d’Atlas, théâtre de naufrages,
Dans toute leur fureur déchaîne les orages ;
Aux vaisseaux, écrasés sous le poids des typhons,
Ouvre près du Cathay des abymes sans fonds ;
Du commerçant paisible engloutit l’industrie,
Et sauve un conquérant, fléau de la patrie :
Mais l’eau t’abreuve aussi. L’eau promène tes mâts
Des bords où tu naquis, aux plus lointains climats,
Roule en fleuves féconds, tombe en douce rosée ;
Et la terre pour toi renaît fertilisée.
Ingrat à ses bienfaits, si tu dis que son sein
Étale de poisons un innombrable essaim ;
Si tu veux ajouter, qu’en ses profonds abymes,
Elle n’enfante l’or que pour nourrir les crimes ;
Qu’elle arme le héros d’un glaive destructeur,
Qu’elle trahit l’espoir du soc cultivateur,
Et que dans ses guérets, où la rouille domine,
Souvent le laboureur moissonne la famine :
Moi, je t’opposerai les biens et les plaisirs,
Qu’elle présente en foule à tes vastes desirs.
Tu les verras des maux corriger l’influence,
Et Typhon, comme Horus, demeurer en balance.
Enfin voyant qu’au sage, ainsi qu’au scélérat,
La nuit prête son ombre, et le jour son éclat.
Dis : il faut qu’en son sein la nature rassemble
Les biens mêlés aux maux, et qu’ils germent ensemble. '
Que répondre à sa voix ? Ah ! D’un sort plus heureux,
Défendons à nos coeurs les chimériques voeux :
Assez de biens encor embellissent la vie.
Pour tromper les langueurs dont l’automne est suivie,
Rallions nos amis, et laissons au plaisir
Le soin de nous filer les jours d’un doux loisir ;
Ou si des bois jaunis perçant la solitude,
Ma muse s’abandonne aux rêves de l’étude,
Non loin de moi, la hâche, à grands coups redoublés,
Attristant les échos dans leurs grottes troublés,
Je m’avance ; je vois les tiges renversées,
Et de grandes leçons nourrissent mes pensées.

Eh ! Comment en effet contempler froidement
Ces forêts, de la terre autrefois l’ornement,
Aujourd’hui par le fer de leur sol arrachées,
Et par tronçons épars sur le sable couchées !
Ces platanes rians, sous qui d’heureux buveurs
Du père des raisins célébroient les faveurs ;
Et ces pins et ces ifs, dont la noire verdure
Repoussa trois cens ans les traits de la froidure ;
Ces hêtres, ces cormiers, ces frênes, ces ormeaux,
Qui répandoient leur sève en immenses rameaux,
Et le haut peuplier et le chêne robuste,
Entassés, confondus avec le frêle arbuste,
Ne rappellent-ils point ces sanglans bataillons,
Dont le bras de la guerre a jonché nos sillons ?
Dieux ! Comme à cet aspect mon ame consternée,
Des ministres de Mars a plaint la destinée !
Si leur sang généreux, répandu pour l’honneur,
Du moins de la patrie eût accru le bonheur,
J’envîrois leur trépas. Mais ô gloire infertile !
À leurs concitoyens leur mort est inutile.
Que dis-je ? Ils n’ont prêté leur glaive aux conquérans
Que pour mettre la terre aux chaînes des tyrans.

Oh ! Que j’aime bien mieux les destins honorables,
Dont jouiront encor ces tiges vénérables !
Bien-tôt, sous l’humble toît qu’habite le malheur,
Elles rendront au pauvre une douce chaleur.
Dans le vague des airs, ici, je les contemple
Couronnant d’un lambris le haut faîte d’un temple :
Je les vois en remparts ceindre les flots amers,
Et cacher le Batave à la fureur des mers.
Je vois encor, je vois la superbe Venise
Sur des troncs cimentés pompeusement assise ;
Elle est reine des eaux. Et vous, qui destinés
À maîtriser Neptune et les vents mutinés,
De Brest et de Toulon devez couvrir l’arène,
Gigantesques sapins, vieux enfans de Pyrène,
Quel exemple offrez-vous à l’homme ambitieux,
En tombant de ces rocs, d’où vous touchiez aux cieux !
Vous viviez suspendus sur d’immenses abymes ;
Des glaçons, élevés au-dessus de vos cimes,
Vous couvroient d’une enceinte, où vos rangs plus épais
Et vos bras toujours verds se déployoient en paix ;
Votre auguste vieillesse insultoit aux tempêtes.
Les torrens à vos pieds, la foudre sur vos têtes,
Sans jamais vous blesser, rouloient ; et loin de vous
Sur des rocs déchargés se perdoit leur courroux.

Il respectoit des troncs, qui dans leur premier âge
Virent Cézar, Pompée errans sous leur ombrage,
Et mille autres héros, par un nouveau chemin,
Contre l’èbre indompté guidans l’aigle romain.
Vous désarmiez le tems : le tems à chaque lustre
Sembloit prendre plaisir à croître votre lustre.
Vous aviez tressailli d’orgueil, lorsque nos lys
Passèrent sous votre ombre, et que le grand Louis,
Ressuscitant les droits de sa noble compagne,
Choisit dans ses neveux un monarque à l’Espagne.
Mais à quoi sert la gloire ? Hélas ! D’un fer jaloux,
Le grossier bucheron s’arme et frappe sur vous.
Envain s’agite encor votre tête indignée ;
C’en est fait : votre honneur tombe sous la coignée,
Et maintenant, ô rois, instruisez-vous ! Le sort
Frappe ainsi votre orgueil, et l’éteint dans la mort.
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