Jean-Antoine Roucher


Les Mois/Mars

Grossis par le torrent des nèges écoulées,
Les fleuves vagabonds roulent dans les vallées ;
Et les rochers de glace aux Alpes suspendus,
Sous un ciel plus propice amollis et fondus,
Se changent en vapeurs, et pèsent sur nos têtes.
La mer gronde ; les vents précurseurs des tempêtes
Courent d’un pôle à l’autre, et tourmentant les flots,
Entourent de la mort les pâles matelots.
Mais du joug de l’hyver la terre enfin se lasse :
La terre, trop long-temps captive sous la glace,
Lève ses tristes yeux vers le père des mois,
Et frissonnante encor remplit l’air de sa voix.

Dispensateur du jour, brillant flambeau du monde ;
Des vapeurs, des brouillards perce la nuit immonde ;
Impose un long silence aux aquilons jaloux,
Et rens à mes soupirs le printems mon époux.
Elle se tait : le Dieu, sensible à sa prière,
Remonte à l’équateur ; là, r’ouvrant sa carrière,
Il chasse au loin l’hyver, repousse les autans,
Et des rives du Nil appelle le printems :
« Prens tes habits de fleurs, mon fils ; prens la ceinture
Qui pare tous les ans le sein de la nature ;
Va : la terre soupire, et ses flancs amoureux
Attendent la rosée et tes germes heureux :
Mon fils, va la remplir de ton ame éthérée. »
Le printems à ces mots fend la plaine azurée,
Et porté mollement sur l’aîle des zéphirs,
De l’hymen créateur vient goûter les plaisirs.
La terre, devant lui frémissant d’allégresse,
S’enfle, bénit l’époux qu’imploroit sa tendresse ;
L’embrasse, le reçoit dans ses flancs entrouverts :
La séve de la vie inonde l’univers.

De cet hymen fécond, dieux, quels biens vont éclore !
Déjà d’un feu plus vif l’Olimpe se colore.
Le Bélier, du printems ministre radieux,
Paroît, et s’avançant vers le plus haut des cieux,
De la terre amoureuse annonce l’hyménée,
Et vainqueur de la nuit, recommence l’année.
À peine dans les airs dévoile-t-il son front,
Que soudain tressaillant dans son antre profond,
L’immortel océan gronde, écume de joie,
S’élève, et sur la plage à grands flots se déploie.
Sa vague mugissante appelle à d’autres bords
Ces vaisseaux, que l’hyver enchaînoit dans nos ports.
Les voilà donc ces jours si rians, si prospères,
Ces jours qui tarissoient les larmes de nos pères !
Tous les ans, quand l’hyver dans son obscurité
Engloutissoit leur Dieu, le Dieu de la clarté,
Un long deuil sur les murs des sacrés édifices
S’étendoit ; et l’autel privé de sacrifices,
Sans brâsier, sans parfum, sans lampe, sans flambeau,
Figuroit le soleil éteint dans le tombeau.

Durant trois jours entiers consacrés aux ténèbres,
Aux lamentations, aux pleurs, aux chants funèbres,
Ils craignoient que leur Dieu brisé par un géant
N’entraînât avec lui l’univers au néant.
Mais sitôt que vainqueur de cette nuit funeste,
Il rallumoit ses feux sous le Bélier céleste,
Les brâsiers, les flambeaux, éteints sur les autels,
Brilloient, renouvellés aux regards des mortels ;
Des nuages d’encens emplissoient les portiques,
Et le prêtre et le peuple, en de joyeux cantiques,
S’écrioient : 'notre Dieu renaît à la clarté ;
Célébrons son triomphe : il est ressuscité. '
Pouvoient-ils en effet refuser leur hommage
À l’astre, qui des dieux est la plus belle image,
Quand ce roi de lumière au Bélier de retour,
De ses douze palais recommençoit le tour ?
Lorsque des premiers tems l’antique témoignage,
Par la voix des vieillards confirmé d’âge en âge,
Disoit aux nations, en de sublimes vers,
Qu’au printems, le cahos enfanta l’univers ?
La terre aime à le croire et le répète encore.

Oui, dit on, le printems a vu le monde éclore ;
Il a vu dans les airs monter le front des bois ;
Du premier rossignol il entendit la voix ;
Les fleuves devant lui jaillirent des montagnes,
Et son souffle épura les célestes campagnes :
Siècle heureux, siècle d’or, trop chéri des neuf soeurs,
Qui cent fois de cet âge ont chanté les douceurs.
Si j’en crois leurs concerts, le monde à sa naissance,
Ainsi que dans la paix, vivoit dans l’innocence.
Des moeurs, et point de loix ; du moins nul souverain
Ne les faisoit parler sur des tables d’airain.
Les orages, les vents se taisoient : la froidure
Respectoit les beaux jours, les fleurs et la verdure.
Les flots rouloient captifs dans leur vaste bassin ;
Et tandis qu’aux zéphirs la terre ouvrant son sein,
Sans jamais s’épuiser, partout faisoit éclore
Les plus doux fruits, mêlés aux dons rians de flore,
Les agneaux et les loups ensemble confondus
Caressoient les mortels sur la mousse étendus.
Tous amis, tous égaux, les mortels sans envie
Dans un calme profond laissoient couler leur vie :
La flutte doucement soupiroit sous leurs doigts ;
Ils chantoient ; les troupeaux bondissoient à leurs voix :
Le tigre étoit lié d’une invisible chaîne,
Et le miel distilloit de l’écorce du chêne.
Oh ! Comme le mensonge à l’aide des beaux vers
Peut aisément tromper ce crédule univers !
Nous vantons le bonheur de ces belles journées,
Qu’aux premiers des humains firent les destinées ;
Et jamais il ne fut d’âge plus malheureux.
Les élémens impurs, luttans sans cesse entr’eux,
Sur le monde naissant promenoient le ravage.
L’océan mutiné s’égaroit sans rivage.
Ce globe sur son axe encor mal affermi,
Flottoit d’un pôle à l’autre ; et long-tems endormi,
Le soleil au hazard éclaira la nature.
Les champs, terreins fangeux, languissoient sans culture,
Eh ! Comment les dompter ? Le génie inventeur
N’avoit point amolli le fer agriculteur.
Les besoins dévorans, l’importune détresse
De l’homme foible et nud châtioient la paresse :
Une horrible maigreur déformoit tous ses traits.
Jetté par les destins au milieu des forêts,
Sur la ronce épineuse errant à l’aventure,
Il demandoit au chêne une vile pâture ;
Heureux de la ravir, armé d’un pieu sanglant,
Au vorace animal qui s’engraisse de gland.
Maintenant regrettez, chastes soeurs d’Aonie,
De l’univers naissant les vertus, l’harmonie,
Et son Dieu protecteur chassé par Jupiter !
Votre heureux siècle d’or fut un siècle de fer.
C’est nous, nous qui vivons sous l’empire d’Astrée :
Enfans et favoris de Saturne et de Rhée,
Nous voyons tout renaître au gré de nos desirs ;
La terre sans repos travaille à nos plaisirs,
Et le ciel étoilé roule en paix sur nos têtes.
Si des climats de l’ourse, escorté des tempêtes,
Revole tous les ans le démon des hyvers,
Le printems à son tour console l’univers.
Tout germe devant lui, tout se meut, tout s’avive.
L’onde étincelle et fuit d’une course plus vive ;
La pelouse déjà rit aux piés des côteaux :
Partout, un suc laiteux gonfle les végétaux.
Ce fluide invisible, errant de veine en veine,
Sur les prés rajeunis fait monter la vervene,
Qui demandoit la paix au nom des rois vaincus ;
Il bleuit l’heppatique, il dore le crocus,
Et du plus doux parfum nourrit la violette,
Humble fleur, qui déjà pare l’humble Colette.
Jusqu’au fond des forêts, l’arbre imbibé des sels,
Que la terre a reçus dans ses flancs maternels,
Quand l’hyver attristant les climats qu’il assiège,
Les voiloit de brouillards, les tapissoit de nège,
L’arbre sent aujourd’hui sa séve fermenter :
Dans ses mille canaux libre de serpenter,
De la racine au tronc, et du tronc au branchage
Elle monte, et s’apprête à jaillir en feuillage.
Redouble, heureux printems, redouble tes bienfaits !
Qu’en tous lieux, aux rayons des beaux jours que tu fais,
Des végétaux amis la foule t’environne !
Prête au chêne affermi sur les monts qu’il couronne,
Prête un suc astringent, qui par un prompt secours,
De mon sang épanché doit rallentir le cours :
Donne au riant ormeau la liqueur épurée
Par qui s’éteint l’ardeur de la fièvre altérée ;
Au frêne, la vertu de consoler les yeux
Affoiblis et blessés de la clarté des cieux ;
Au tilleul... mais hélas ! Quel mortel peut connoître
Tout le pouvoir des sucs que ta chaleur fait naître ?
Linné, qui d’un regard à la Parque fatal
Débrouilla le cahos du règne végétal ;
Adanfon et Jussieu, ces fidèles oracles
D’un monde, où la nature a semé les miracles,
Mille fois en perçant, et les bois épineux,
Et les vallons déserts, et les rocs caverneux,
N’avouèrent-ils point qu’à la foiblesse humaine
Se cachoit la moitié d’un si vaste domaine ?
Sans doute à nos regards les temps pourront l’ouvrir ;
Mais par combien de soins il la faut conquérir !
La nature, semblable à l’antique Protée,
D’obstinés curieux veut être tourmentée ;
Elle aime les efforts des mortels indiscrets :
C’est l’importunité qui ravit ses secrets.

Vous donc, qui pleins d’ardeur épiez ses merveilles,
Ô sages, redoublez de travaux et de veilles !
La nature à vos yeux cèle encor bien des loix.
Savez-vous seulement quel pouvoir dans les bois
Ramène ces corbeaux, qui citoyens des plaines,
Y défioient du nord les piquantes haleines ?
Sur quel présage heureux en amour réunis,
Ils ont prévu le tems de réparer leurs nids ?
Comment, pour se construire un palais moins fragile,
Ils ont mêlé la ronce et le bois à l’argile ?
Qui leur en a tracé le contour régulier ?
Quel Dieu leur a prédit que le haut peuplier,
Et le pin, dont la cime a fui loin de la terre,
Leur prêtant contre nous un abri salutaire,
Défendroient leurs petits encor foibles et nuds ?
Que tes divers ressorts ne me sont-ils connus,
Ô nature ! ô puissance éternelle, infinie,
De l’être et de la mort invincible génie !
Qu’avec plaisir mon luth proclameroit tes loix !
Mais je ne suis point né pour de si hauts emplois ;
Tu bornas mon essor : admirateur paisible
D’un cercle de beautés à tous les yeux visible,
Je dois, sans te surprendre aucun de tes secrets,
Couler des jours sans gloire au milieu des forêts,
Cueillir au bord des eaux la fleur qui va renaître,
Et poëte des champs, les faire aimer peut-être ;
Ce destin n’est pas grand, mais il est assez doux ;
Il cachera ma vie aux regards des jaloux.
Eh bien ! Champs fortunés, forêts, vallons, prairies,
R’ouvrezmoi les détours de vos routes chéries ;
La ville trop long-tems m’enferma dans ses murs.
Perdu trois mois entiers dans ses brouillards impurs,
J’échappe à ce séjour de boue et d’imposture :
Heureux de votre paix, retrouvant la nature,
Sur la mousse nouvelle et sur la fleur du thym,
Je vais me pénétrer des parfums du matin ;
Je vais sur les rameaux de Vertumne et de flore
Épier quel bouton le premier doit éclore.
Un bien manque pourtant à ma félicité :
Dans les champs près de moi je voudrois ma Myrthé.
Oh ! Si je puis la voir : oh ! Si je puis l’entendre...
L’écho de ces rochers en deviendra plus tendre ;
Tout fleurira plutôt dans mon riant séjour :
La femme que l’on aime embellit un beau jour.
Viens donc, femme adorable ; ah ! Viens, fuis cette ville,
Où de fourbes trompés rampe un monde servile :
Ce monde corrupteur n’est pas digne de toi.
Le printems et l’amour te rappellent à moi.
Me trompé-je ? Non, non : je vois Myrthé paroître ;
Myrthé vient habiter mon asyle champêtre.
Sans ornement, sans art, belle de ses appas,
Déjà dans nos vallons elle égare ses pas.
Cet air pur qu’à longs traits près d’elle je respire,
Ce verger qui blanchit, ce zéphir qui soupire,
Ce limpide ruisseau qui coule mollement,
Tout verse dans mon ame un doux ravissement.
Oh comme à mon bonheur ajoute l’espérance !
Mon oeil ne voit plus rien avec indifférence.
Ces rosiers, ces jasmins bientôt parés de fleurs,
Pour couronner Myrthé m’offriront leurs couleurs ;
C’est pour voiler nos feux des ombres du mystère,
Que la feuille renaît au bosquet solitaire ;
Quand l’été dévorant nous dardera ses traits,
Myrthé dans ce ruisseau baignera ses attraits.
Délicieux espoir ! ô félicité pure !
C’est l’amour qui m’apprend à sentir la nature.
De quel nouveau plaisir mon coeur est enyvré,
Quand je vois un troupeau dans la plaine égaré
Bondir ; et près de lui, les bergers, leurs compagnes ;
Par grouppes varier la scène des campagnes,
En réveiller l’écho muet depuis long-tems,
Et saluer en choeur le retour du printems !
Mais dieux ! Quel noir penser attriste mon ivresse !
Ces agneaux sous mes yeux folâtrans d’allégresse,
Arrachés à leur mère, aux fleurs de ce côteau,
Iront dans les cités tomber sous le couteau.
Ils servent l’appareil d’un festin sanguinaire,
Où l’homme, s’arrogeant un droit imaginaire,
Tyran des animaux, étale sans remords
Ses meurtres déguisés, et se nourrit de morts.
Arrête, homme vorace, arrête : ta furie,
Des tigres, des lions passe la barbarie.

Jamais ces animaux dans le sang élevés
Du lait de la brebis ne furent abreuvés ;
Ils ne furent jamais revêtus de sa laine.
Le boeuf pour les nourrir féconde-t-il la plaine ?
C’est pour toi que sans fiel, docile à l’aiguillon,
Il creuse sous le joug un pénible sillon ;
Sa constance aux travaux rend tes guérets fertiles :
Et la mort est le prix de ses travaux utiles !
Et tu verses son sang ! Et tu manges sa chair !
Tu t’es donc fait, ingrat, des entrailles de fer ?
Je méconnois en toi l’auguste créature,
Que d’un limon plus doux façonna la nature,
Qu’elle forma sensible à la voix des douleurs ;
À qui seule, elle apprit à répandre des pleurs.
Tu dégrades ton nom ; et cruel à toi même,
Tu hâtes la lenteur de ton heure suprême.
Corrupteur de ton sang, le sang des animaux
Y dépose, y nourrit le germe de tes maux,
De la fièvre en ton sein fait bouillonner la flamme,
Et porte le délire au siége de ton ame.
Maudit soit le mortel, qui du fruit des buissons
Dédaigna le premier les natives moissons,
Et broya sous ses dents, par la rage égarées,
Les chairs de sa victime en festin préparées !
Hélas ! Depuis ce jour l’homme s’est fait au sang.
Le plus fort du plus foible a déchiré le flanc ;
La discorde a semé la haine, les allarmes,
Et la tendre pitié s’est endurcie aux larmes.
Ah ! S’il faut qu’aujourd’hui ne soient plus révérés
Du sage de Samos les principes sacrés,
S’il faut de notre goût réveiller la paresse
Par des mets, qu’assaisonne une fatale adresse,
Du moins, n’insultons pas aux brames innocens,
Qui du boeuf, du taureau maîtres reconnoissans,
Laissent, exempte enfin des soins du labourage,
Leur vieillesse expirer en un gras pâturage :
Doux repos, douce mort, qu’ils ont bien mérités.
Dans nos champs, en ce mois, voyez de tous côtés
Ces animaux, fumans de sueur, de poussière,
Ouvrir et renverser la glèbe nourricière ;
Cependant que leur guide, au chant vif et joyeux
De l’oiseau qui s’élève et retombe des cieux,
Sur le soc reluisant la main appesantie,
Presse de l’aiguillon leur marche rallentie.
Le prodigue semeur suit d’un pas mesuré ;
Il verse, et le blé noir, et le millet doré,
Et l’orge, ami d’un sol mêlé d’un peu d’arène :
La herse aux longues dents marche et ferme la scène.
Pour la neuvième fois le jour darde ses traits.
Déjà le laboureur retourne à ses guérets ;
Et la moisson naissante à ses yeux se déploie.
Alors entre l’espoir, et la crainte, et la joie,
Étendant vers le ciel ses vénérables mains,
Il invoque celui qui nourrit les humains.
« Grand Dieu ! Les ouragans, et la grêle, et l’orage
T’obéissent : dis-leur d’épargner mon ouvrage.
Charge les doux zéphirs de la fécondité :
Qu’ils unissent la pluie à la sérénité,
Et que de ton soleil la flamme créatrice
Change en épi cette herbe, et que l’épi mûrisse.
Dieu juste ! J’ai peut-être un droit à tes bienfaits.
Des rigueurs de l’hyver j’ai porté tout le faix ;
Tu l’as vu : quand la glace attristoit la nature,
Sans feu, sans vêtement privé de nourriture,
J’entendois près de moi, nuds et mourans de faim,
Ma femme et mes enfans me demander du pain.
Hélas ! à mes enfans, à ma femme, à moi-même,
Épargne désormais cette indigence extrême,
Et n’abandonne plus aux autans déchaînés,
Et mes grains, et mes fruits par l’orage entraînés :
Ils sont tout mon espoir ; qu’ils soient ma récompense. »

Il prie encor, il prie ; et d’un nuage immense,
Son oeil épouvanté voit les flancs épaissis
S’élargir, s’allonger sur les monts obscurcis,
Descendre en tourbillon dans la plaine, et s’étendre,
Et rouler : un bruit sourd au loin s’est fait entendre.
Le nuage en tonnant s’ouvre, et les étendards,
Et l’éclat des mousquets hérissés de leurs dards,
Flottant comme la mer qui balance son onde,
Les chevaux hennissans, et le bronze qui gronde,
Les clairons, les tambours, les trompettes, les cors,
Tourmentant les échos d’homicides accords,
Tout annonce le Dieu... le monstre de la guerre.
Au fracas répété de son roulant tonnerre,
Les cheveux sur le front hérissés de terreur,
Pâle, et l’oeil égaré, s’enfuit le laboureur :
Il s’enfuit en pleurant les trésors de la plaine.
Enfans, mères, vieillards éperdus, hors d’haleine
Désertent leur cabane, et par mille chemins,
Se dérobent en foule aux soldats inhumains.
Du titre de valeur déguisant leur furie,
Et ravageant la terre au nom de la patrie,
Des assassins payés, dans le creux des sillons,
D’un camp dévastateur plantent les pavillons.
Bientôt de leurs drapeaux la campagne couverte
Se transforme en arêne à l’homicide ouverte,
Où des hommes de fer, en bataille formés,
Se lancent des regards de carnage affamés,
Hommes nés pour les rois, instrumens de colère,
Hâtez-vous ; par le sang gagnez votre salaire.
Du combat tout-à-coup le signal est donné,
Mille bouches de bronze à la fois ont tonné.
Tout s’ébranle : le plomb que le salpêtre embrase,
Tombe en grêle de feu sur les rangs qu’il écrase :
Et des troncs mutilés, et des membres épars,
Dans les champs de Cérès volent de toutes parts.
Déjà le feu se tait : le glaive lui succède.
Les deux partis rompus que la fureur possède,
L’un vers l’autre élancés, de plus près combattans,
Se croisent, et de meurtre à l’envi dégoutans,
Aveugles, effrénés, s’exterminent en foule.
Le vaincu mord la poudre, et le vainqueur le foule.
De la gloire à l’instant le fantôme imposteur
Proclame les forfaits de ce jour destructeur,
Promet à des brigands un beau nom dans l’histoire,
Et faisant le ciel même auteur de leur victoire,
Sur les corps entassés dont regorgent ces lieux,
Force leur bouche impie à rendre grace aux dieux.
Taisez-vous, assassins : ces hymnes, ces cantiques,
Ces drapeaux appendus sous nos sacrés portiques,
Ces concerts d’instrumens à vos fureurs si doux,
Au tribunal des dieux s’élèvent contre vous,
Oui, contre vous, ô rois ! Dont l’orgueil sanguinaire
Arma ces meurtriers d’un glaive mercenaire.
Répondez : quand ce peuple, et libre, et triomphant,
Avec cette candeur qui guide un foible enfant,
Déposa dans vos mains l’épée et la couronne,
Quand il vous fit asseoir dans la gloire du trône,
Vous dit-il : « De mes biens, de mes jours à ton gré,
Use en maître absolu ? Prends ce glaive sacré,
Égorge-moi : je veux que mon sang t’appartienne ;
Pour volonté, pour loi, je n’aurai que la tienne. »
Rois, soyez détrompés : le peuple est avant vous.
Si par nous vous regnez, regnez aussi pour nous.
Renfermez, étouffez les foudres de la guerre ;
Et protecteurs d’un art bienfaiteur de la terre,
Imitez du Cathay les sages potentats :
Voici, voici les jours, où leurs vastes états
Résonnent de leur nom béni dans les campagnes.
Quand l’aube, en blanchissant le faîte des montagnes,
Ramène le soleil vers le Bélier doré,
Précédé de sa cour, de ses fils entouré,
Sur un char triomphal le prince asiatique
Monte, et s’avance en pompe armé d’un fer rustique.
C’est Triptolême assis dans le char de Cérès.
Un vallon, dont l’hyver a mûri les guérets,
Ouvre un théâtre auguste à la foule accourue
Des citoyens, voués aux soins de la charrue.
Eh quel si grand spectacle appelle leurs regards ?
Le triomphe annuel du plus noble des arts ;
Un prince laboureur qui descendu du trône,
Doit devant la charrue abbaisser la couronne.
À ses yeux paternels, tant le fer nourricier
Est plus noble et plus saint que l’homicide acier !
Il descend de son char ; d’un pas grave il s’avance.
On se tait : au milieu de ce profond silence,
Seul, il parcourt le champ qu’il doit rendre fécond,
S’y prosterne, et neuf fois le touche de son front.
Un autel de verdure à ses côtés s’élève.
On le pare de fleurs, on y dépose un glaive.

Des mains d’un jeune prince un bucher allumé
Exhale dans les airs un nuage embaumé.
Au bruit des chants joyeux, que la fière trompette
De ses éclats roulans accompagne et répète,
De jeunes laboureurs amènent en dansant
Au pié du roi-pontife un taureau mugissant ;
Des fleurs parent sa tête et pendent en guirlande.
Le prince au Dieu du ciel consacre cette offrande ;
Il prie : et le taureau, frappé d’un coup mortel,
Meugle, chancele, et tombe aux marches de l’autel.
Tandis que du bucher la flamme étincelante
Dévore en pétillant la victime sanglante,
Le maître de l’empire, armé d’un aiguillon,
Guide le soc poudreux, ouvre un premier sillon,
Et d’une main prodigue y dépose en semence
Ces grains, dont le Cathay nourrit un peuple immense.
Jour rayonnant de gloire, où ce sage empereur,
Au rang de mandarin place le laboureur,
Qui soumit une plaine inculte, et fit éclore
De nouvelles moissons sur un sol vierge encore !
Et des rois, pour enfler l’orgueil de leurs drapeaux
Feront gémir les champs sous le faix des impôts !
Et leurs loix dévoûront aux fureurs de la guerre
Le paisible sujet qui féconde la terre !
Ô dieux ! Quand cessera l’injurieux oubli,
Où le premier des arts languit enseveli ?
Ne verront-ils jamais, ces cruels politiques,
Que leur pouvoir n’est rien sans les travaux rustiques ;
Que Mars peut bien un tems prêter quelque splendeur,
Mais qu’un jour malheureux abbat cette grandeur ;
Mais que Cérès est tout ; mais qu’une paix profonde
Est la base solide où leur gloire se fonde !
Tu l’avois bien compris ce secret des états,
Ô toi, le plus aimé de tous les potentats,
Toi qui seras long-temps pleuré dans notre histoire,
Henri, lorsqu’à regret contemplant ta victoire,
Tu t’écriois : 'je veux aux enfans des hameaux,
De nos troubles civils faire oublier les maux ;
Je veux que leurs regards chérissent ma présence,
Que ce bon peuple heureux chante ma bienfaisance,
Et que de leur bonheur s’accroisse mon pouvoir. '
Tu le savois aussi, toi qui nous as fait voir
L’âme d’un citoyen au séjour des esclaves,
Turgot, sage Turgot ! De cruelles entraves
Enchaînoient dans leur course et Bacchus et Cérès.
Quelle main osera les venger ? Tu paroîs ;
Et soudain je les vois, pour enrichir ton prince,
Librement circuler de province en province :
Le commerce renaît, prend un vol plus hardi ;
Et les moissons du nord nourrissent le midi.
Ministre, de qui Rome eût adoré l’image,
Au nom du laboureur, je viens te rendre hommage ;
Ton éloge en ce jour me doit être permis.
Quand la faveur des rois te faisoit des amis,
Je me suis tû : mon vers suspect de flatterie
Eût été vainement l’écho de la patrie.
Mais lorsque tu n’as plus d’autre éclat que le tien ;
Lorsque de ton pouvoir mon sort n’attend plus rien,
Je puis, libre de crainte ainsi que d’espérance,
Bénir mon bienfaiteur et l’ami de la France.
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