Jean-Antoine Roucher


Les Mois/Août

Il renaît triomphant le mois, où nos guérets
Perdent les blonds épis, dont les orna Cérès ;
Il fait reluire aux yeux de la terre étonnée
Les plus belles des nuits, que dispense l’année.
Que leur empire est frais ! Qu’il est doux ! Qu’il est pur !
Qui jamais vit au ciel un plus riant azur ?
Pour inviter ma muse à prolonger sa veille,
Il étale à mes yeux merveille sur merveille.
À peine est rallumé le flambeau de Vénus,
Qu’en foule, à ce signal, les astres revenus
Apportent à la nuit leur tribut de lumière :
L’amoureuse Phébé s’avance la première,
Et le front rayonnant d’une douce clarté,
Dévoile avec lenteur son croissant argenté.
Ah ! Sans les pâles feux, que son disque nous lance,
L’homme, errant dans la nuit, en fuiroit le silence ;
Et tel qu’un jeune enfant, que poursuit la terreur,
Foible, il croiroit marcher environné d’horreur.
Viens donc d’un jour à l’autre embrasser l’intervalle,
Ô lune ! ô du soleil la soeur et la rivale !
Et que tes rais d’argent, par l’onde réfléchis,
Se prolongent en paix sur les côteaux blanchis.
Je veux à ta clarté, je veux franchir l’espace,
Où se durcit la grêle, où la nège s’entasse ;
Où le rapide éclair serpente en longs sillons ;
Où les noirs ouragans, poussés en tourbillons,
Font siffler et mugir leurs voix tempêtueuses,
D’où s’échappe la foudre en flèches tortueuses :
J’oserai plus. Je veux par-delà tous les cieux,
Je veux encor pousser mon vol ambitieux ;
Traverser les déserts, où pâle et taciturne,
Se roule pesamment l’astre du vieux Saturne ;
Voir même au loin sous moi dans le vague nager
De la comète en feu le globe passager ;
Ne m’arrêter qu’aux bords de cet abyme immense,
Où finit la nature, où le néant commence ;
Et de cette hauteur dominant l’univers,
Poursuivre dans leurs cours tous ces orbes divers,
Ces mondes, ces soleils, flambeaux de l’empirée,
Dont la reine des nuits se promène entourée.
J’arrive. De clartés quel amas fastueux !
Quels fleuves, quels torrens, quels océans de feux !
Mon ame, à leur aspect muette et confondue,
Se plongeant dans l’extase, y demeure perdue.
Et voilà le succès qu’attendoit mon orgueil,
Insensé ! Je croyois embrasser d’un coup-d’oeil
Ces déserts, où Newton, sur l’aîle du génie,
Planoit, tenant en main le compas d’Uranie ;
Je voulois révéler quels sublimes accords
Promènent dans l’éther tous les célestes corps,
Et devant eux s’abyme et s’éteint ma pensée !
Toi, l’orgueil d’Albion, toi, par qui fut tracée
L’éternelle carrière, où de feu couronnés
Roulent ces rois des airs, l’un par l’autre entraînés,
Newton, placé si loin de la foiblesse humaine,
Toi seul as pu des cieux sonder tout le domaine !
Par de folles erreurs, les mortels avant toi
Avoient de l’univers défiguré la loi.
Tu paroîs ; et soudain tous les cieux t’appartiennent :
Les mondes à ta voix s’éloignent et reviennent,
Vers un centre commun sans relâche emportés,
De ce centre commun sans relâche écartés.
Que ton systême est vaste et simple tout ensemble !
Ta haute intelligence y combine, y rassemble
Tout ce que l’empirée étale de grandeurs ;
Lui, qui n’étoit jadis qu’un cahos de splendeurs,
Est maintenant semblable à ces sages royaumes,
Où suffit une loi pour régir tous les hommes ;
L’attraction : voilà la loi de l’univers.
Ces globes voyageurs, dans leurs détours divers,
Sans jamais se heurter, se traversent sans cesse ;
À tes savans calculs tu soumis leur vitesse :
L’âge a scellé ta gloire, et les siècles nouveaux
Attesteront encor l’honneur de tes travaux.

Triomphe de génie et de paix ! Il efface
Tous ceux qui de la terre ont désolé la face.
Eh ! Que sont près de toi les plus fiers conquérans ?
Si leur course imita le fracas des torrens,
Ils s’écoulent de même ; et morts, il ne leur reste
Qu’un vain tombeau, chargé d’un nom que l’on déteste ?
Qu’ont-ils fait d’étonnant, ces ravageurs fameux ?
Ce que d’autres encor peuvent faire comme eux.
Le premier roi brigand, dont l’inquiète rage
Voudra se décorer du beau nom de courage,
Va marcher en héros, par cent exploits divers,
Sur ce globe, perdu dans le vaste univers :
Mais Newton règne seul sur des globes sans nombre.
Oui : ces feux, que la nuit voit briller dans son ombre,
Sont autant de témoins, qui parlent à nos yeux
Du sage, devant qui s’ouvrirent tous les cieux.

Astres, qui si souvent éclairâtes ses veilles !
Si je n’ai pu le suivre et sonder vos merveilles,
Mon oeil ravi dumoins vous contemple, et je sais
Bénir les douces nuits, que vous embellissez.

Heureux, qui peut alors errer dans les campagnes !
Heureux, qui peut gravir au sommet des montagnes,
Et là, nonchalamment sur la verdure assis,
Dans un calme profond endormir ses soucis,
Respirer des jardins le baume salutaire,
De l’oeil suivre un ruisseau qui roule solitaire,
S’enyvrer de fraicheur ; et sans prévoir le jour,
Abandonner son ame à des pensers d’amour !
Mais quelle voix lugubre, affreuse, épouventable,
Interrompt mes concerts d’un long cri lamentable !
Aux rayons que Phébé lance à travers ce bois,
D’un regard inquiet j’observe... ô dieux ! Je vois,
Se traînant dans la nuit, une ombre gémissante.
Ses cheveux sont épars ; de sa main défaillante,
Un sceptre d’or brisé tombe souillé de sang :
Les poignards sont encor enfoncés dans son flanc.
D’une profonde horreur je frémis, je m’écrie :
« Quels monstres ont sur vous épuisé leur furie ?
Confiez à mon coeur vos destins désastreux. »
À ces mots, elle pousse un soupir douloureux,
Et l’oeil sur moi fixé, de plus près elle avance !

Puis s’arrêtant : « Eh bien ! Reconnois-tu la France,
Mon fils ? Voici la nuit, où d’un glaive assassin,
Le bras du fanatisme a déchiré mon sein.
De cette nuit de sang dis l’horrible aventure ;
Dénonces-en le crime à la race future.
Que des temples sacrés le sonore métal
Du meurtre dans Paris répande le signal.
Peins le vieux Coligni, qui ferme, inaltérable
Laisse sous le couteau sa tête vénérable ;
Couvre encor les chemins de ses membres épars ;
De longs ruisseaux de sang inonde les remparts ;
Que l’on entende encor les clameurs fanatiques
De meurtriers, courans dans les places publiques,
Qu’ils attestent leur roi ; que le nom de leur dieu,
Comme un arrêt de mort, retentisse en tout lieu.
Montre, en foule égorgés dans cette nuit infame,
Le père par son fils, le mari par sa femme,
Les enfans, assassins des enfans au berceau,
Les passages fermés par les corps en monceau ;
Enfin le roi lui-même, au printems de son âge,
Comme un vil scélérat se mêlant au carnage,
Et du haut de son louvre écrasant les proscrits,
Qui lui tendant les mains l’imploroient à grands cris. »
L’ombre auguste à ces mots se perd dans les ténèbres.
Et moi, plein de l’horreur de ces scènes funèbres,
Croyant des assassins ouïr encor la voix,
Je fuis épouvanté la retraîte des bois ;
Je fuis : je ne veux point du récit de nos crimes
Attrister mon pays, deshonorer mes rimes.
Que plutôt dans le sein d’un éternel oubli,
Ce honteux souvenir périsse enseveli ;
Qu’il succède à nos pleurs une touchante ivresse :
La fête de mon roi commande l’allégresse.
J’entends déjà, j’entends, par cent bouches d’airain,
Les remparts des cités bénir leur souverain.
Le louvre à ce signal élargit ses portiques ;
La foule les inonde, et ses voûtes antiques,
Échos de notre amour pour le sang des bourbons,
Se répondant sans cesse, en répètent les noms.
Voyez les arts, assis sur les marches du trône,
Solemniser ce jour, et leur noble couronne
Descendre sur le front des poëtes naissans ;
La nerveuse éloquence aux rapides accens
Prêter sa noble audace à la timide histoire,
Et de nos demi-dieux ressusciter la gloire.
Où suis-je transporté ? Quel magique pouvoir
Dans une étroite enceinte à mes yeux fait mouvoir
Les cieux, la terre, l’onde, et tout leur vaste ensemble ?
Je reconnois l’asyle, où le pinceau rassemble
Tout ce qu’il a créé de chef-d’oeuvres nouveaux.
Là, les marbres encor de la toile rivaux,
De nos fameux français éternisant l’image,
Au nom de la patrie acquittent son hommage.
Citoyens d’Albion, ne nous reprochez plus
Que d’un ingrat oubli nous payons les vertus !
D’Angiviller enfin marque leur récompense,
Digne un jour d’avoir part aux honneurs qu’il dispense.
Sous les lambris des rois, c’en-est fait, mes regards
Ont assez admiré les prestiges des arts.
Je vais, de la nature observateur fidèle,
Je vais dans le hameau retrouver leur modèle.
Vers le ruisseau qui fuit en un bocage frais,
La nymphe, dont l’été décolore les traits,
Légèrement s’avance, et d’un bain solitaire
Promet à ses appas la fraicheur salutaire.
Pour elle quel plaisir, quand les flots argentés
D’une humide ceinture embrassent ses beautés !
Quand seule, et se croyant loin de tout oeil profane,
Elle folâtre en paix dans l’onde diaphane !
Un jour ; il m’en souvient, un jour qu’à l’orient
L’aurore dévoiloit son visage riant,
Sous la voûte d’un bois que la Dordogne arrose,
Je vis, caché dans l’ombre, entrer la jeune rose.
Sur son front reluisoit ce coloris vermeil,
Dont brille la jeunesse après un doux sommeil :
Aimable sans apprêts, belle sans imposture,
Rose sembloit sortir des mains de la nature.
La bouche et l’oeil ouverts, sur sa trace, Lozon
D’un pié silencieux effleuroit le gazon ;
Le bruit le plus léger l’agite, le tourmente :
Il craint à chaque pas que l’oeil de son amante,
Derrière elle appellé par les zéphyrs jaloux,
Ne (...) à son aspect des regards du courroux.
À sa témérité le hazard fut propice.
Sur les naissantes fleurs dont le bord se tapisse,
Rose a déjà posé le voile de son sein.
Ô Rose, quel danger ! D’un amoureux larcin,
Le coupable Lozon médite la pensée.
Arrête, ô fol amant ! Crains que Rose offensée,
Forte de sa vertu ne trompe tes desirs,
Et que pour toi l’amour n’ait jamais de plaisirs.
Du véritable amour le compagnon fidèle,
Le respect cependant le captive loin d’elle,
Bientôt même honteux de sa coupable ardeur :
« Ah ! Je saurai, dit-il, respecter sa pudeur ;
Je le veux, je le dois ». à ces mots, en silence
Il fuit ; et dans les flots déjà Rose s’élance.
Le fleuve, enorgueilli de baigner tant d’attraits,
Les couvre en bouillonnant de ses humides rets,
Ajoute à leur blancheur, et la rend plus piquante.
Ainsi brille, à travers la vague transparente,
Cette fleur, dont le Nil voit les boutons éclos,
Tristes durant la nuit se plonger dans les flots,
Et frémissant de joie au retour de l’aurore,
Du fleuve par dégrés sortir plus frais encore.
Auprès d’un saule antique, au-dessous du bassin,
Où la vague a reçu la nymphe dans son sein,
Lozon s’est arrêté. Sur l’onde fugitive
Il fixe en soupirant une vue attentive :
« Ô toi ! Qui, repliée en sinueux détours,
Du corps charmant de Rose as baigné les contours,
Onde heureuse ! Ah ! Du moins, en quittant ma maîtresse,
Que chacun de tes flots autour de moi se presse :
Mon corps, impatient de s’en voir caresser,
Au fond de ton canal brûle de s’élancer. »
D’importuns vêtemens soudain il se dégage,
Se précipite au fleuve, et l’ouvrant à la nage :
« Oh ! Si j’osois, dit-il, dans les flots me cacher,
Et lentement vers Rose en silence approcher,
Sans blesser ta pudeur, sans lui coûter des larmes,
Rose, mon oeil furtif dévoreroit tes charmes ! »
Tandis qu’en ses pensers Lozon flotte incertain,
L’air, brillant à ses yeux des rayons du matin,
Derrière se noircit, et prépare un orage,
Que voile aux deux amans le bois qui les ombrage.
Le vent se taît : il dort dans un calme trompeur.
Il laisse lentement se former la vapeur,
Que l’ardent souverain des plaines lumineuses
Enlève, en la pompant, aux couches caverneuses,
Où sommeille le soufre, où reposent en paix
Et le nitre subtil, et le bitume épais.
À l’aspect du péril, la colombe fidèle
Dans le creux des rochers fuit avec l’hirondelle ;
La corneille, en criant, plane sur leur hauteur ;
Le fier taureau frissonne, et le cultivateur,
Tremblant pour les épis où son espoir se fonde,
Cherche l’abri voûté d’une grotte profonde.
Mais des froids aquilons et des brûlans autans,
S’élancent tout-à-coup les escadrons flottans ;
De leurs fougueux combats les airs au loin mugissent ;
Les fleuves dans leur lit écument et rugissent,
Et la forêt en pousse un long bruïssement.
À ce fracas soudain ! Dieux ! Quel saisissement
Fait pâlir de Lozon l’innocente maîtresse !
Le corps tout chancelant sous l’effroi qui l’oppresse,
Pour regagner la rive elle marche ; l’éclair
La couvre de ses feux trois fois croisés dans l’air :
La foudre suit de près, roule, gronde, et fumante
En éclats sulphureux tombe aux piés de l’amante.
Rose pousse un long cri : glacé par la terreur,
Son corps roule, emporté par la vague en fureur.
Lozon entend ce cri, s’élance sur la rive,
Couvert d’un simple lin il accourt, il arrive
Au bassin, qui de Rose enfermoit les appas :
Ciel ! Aux yeux de Lozon Rose ne s’offre pas.
Ô tonnerre, dit-il, tu l’as donc dévorée !
Et les bras abbattus, et la vue égarée,
Sur le bord à ces mots sans force, sans couleur,
Lozon reste immobile et muet de douleur ;
Il n’a plus qu’à mourir. Mais d’écume investie,
Rose, au-dessus des eaux qui l’avoient engloutie,
Remonte, oppose au fleuve et ses piés et ses mains,
S’épuise, et de nouveau cède aux flots inhumains.
Lozon à son secours vole au travers de l’onde ;
Il brave, audacieux, et la foudre qui gronde
Et la grêle qui tombe en globules bruyans
Et le fleuve qui s’ouvre en gouffres tournoyans.
Ô toi, qui dans son coeur a versé ce courage,
Fais qu’il triomphe, amour ! Victime de l’orage,
Rose disparoissoit, lorsque d’un bras nerveux
Lozon la saisissant par ses flottans cheveux,
Avec de longs efforts au rivage l’entraîne,
Et des ondes vainqueur touche enfin à l’arène :
Il cherche un roc voisin. Autour d’eux cependant
L’éclair fond plus rapide, et brille plus ardent ;
Le tonnerre plus fort brise le flanc des nues ;
Il darde sa fureur aux montagnes chenues :
De leurs fronts sourcilleux, qu’il frappe à coups pressés,
Fait voler en éclats les rochers fracassés,
Dans le creux du vallon avec eux roule et plonge,
Et courant jusqu’aux bords où la forêt s’allonge,
Allume au milieu d’elle un vaste embrasement.
Par les vents attisé, le fougueux élément
Dévore dans sa course, ainsi qu’un foible arbuste,
Le chêne, et du cormier la vieillesse robuste,
Le châtaignier couvert de globes épineux,
Et le saule aquatique et le pin résineux.
Ce n’est plus cet asyle, où couronné d’ombrages,
Le pasteur de l’été défioit les outrages ;
Où l’oiseau, voltigeant de buissons en buissons,
Lui payoit le tribut de ses douces chansons :
C’est une vaste mer qui bouillonne enflammée,
Vomit en tourbillons les feux et la fumée,
Où mille sangliers furieux, écumans
Courent, et font ouïr d’horribles heurlemens,
Où, sur Lozon enfin et sur Rose expirante,
Voltige et s’élargit la flamme dévorante.
Ah ! Couple malheureux, où fuir ? Où te cacher ?
Il n’est auprès de toi ni grotte, ni rocher ;
Et l’implacable mort va frapper ta jeunesse.
Mais non : qu’en votre coeur un doux espoir renaisse.
La tempête, du sein des nuages errans,
Sur la forêt en feu vomit l’eau par torrens.
Déjà de toutes parts dans les flots engourdie,
Murmure la fureur du rapide incendie.
Le déluge redouble, et le feu disparoît :
Et l’orbe du soleil, que l’orage entouroit,
Du voile ténébreux par dégrés se dégage.
De la sérénité rayonne enfin le gage ;
C’est l’écharpe d’iris : dans l’air resplendissant,
Ses longs plis déroulés se voûtent en croissant.
L’éclat, dont ses couleurs ont vêtu la campagne,
Rassure de Lozon la tremblante compagne.
Que dis-je ? Un autre effroi l’agite en ce moment.
Sans aucun voile, hélas ! Livrée à son amant,
De ses pudiques mains elle couvre ses charmes,
Rougit, ferme les yeux, et les trempant de larmes.
'De mes jours conservés je te dois le bonheur ;
Ajoute à tes bienfaits en me laissant l’honneur,
Lozon ; sois généreux : un jour viendra peut-être,
Où Rose, sans remords, pourra les reconnoître. '
Elle dit, et Lozon vaincu par la pudeur,
De ses feux à regret étouffe encor l’ardeur,
Il sort. Rose après lui retrouve sur la plage
Ses voiles, et tous deux sont rentrés au village.
La flamme a respecté le fruit de leurs guérets :
Armés du fer tranchant que recourba Cérès,
Quand la prochaine aurore éveillera la terre,
Aux épis déjà mûrs ils porteront la guerre.
Le jour meurt ; il renaît. La faucille à la main,
Et d’agrestes chansons égayant leur chemin,
Les moissonneurs en foule avancent vers la plaine.
L’épi, qu’un doux zéphir au gré de son haleine
Courbe, roule, relève et courbe et roule encor,
Promet à leurs travaux sa chevelure d’or.
Ce salaire promis enflamme leur courage,
Et chacun tout entier s’abandonne à l’ouvrage.
À l’envi l’un de l’autre ils frappent les épis :
La faucille à leurs piés les étale en tapis.
Sous le glaive français, ainsi de l’Angleterre
Les escadrons vaincus vont mesurer la terre,
Alors que réveillant nos antiques débats,
Leur jalouse valeur nous appelle aux combats.
Le moissonneur poursuit. De son premier asyle,
Avec de cris aigus l’alouette s’exile ;
La tremblante perdrix fuit avec ses enfans ;
Et du chien tant de fois les lièvres triomphans,
Surpris dans le sillon que leur nombre ravage,
Reçoivent de nos mains la mort ou l’esclavage.
Cependant les épis, au soleil étalés,
Sont par de noeuds de saule en javelle assemblés.
Riche, voici le jour qu’attendoit l’indigence !
Oserois-tu blâmer l’heureuse négligence,
Qui fait tomber des mains du peuple moissonneur
Les épis, destinés à nourrir le glaneur ?
Il est pauvre ; il a droit aux trésors de tes plaines.
Quoi ! De monceaux de blé tes granges seront pleines !
Du sol de vingt hameaux que ton faste a détruits,
Toi seul, vil parvenu, tu dévores les fruits !
Et quand ce malheureux, qu’afflige et désespère
Le nom jadis si cher et d’époux et de père,
Vient, timide glaneur, dans ton champ moissonné
Recueillir de tes grains le reste abandonné,
De ce reste par toi sa misère est frustrée ?
Ah ! Dans ce même champ dont tu fermes l’entrée,
Vois ces flots de fourmis ardens à conquérir
Leur part de ce trésor que l’été fait mûrir ;
Contemple-les, barbare : et leur troupe fidèle
De la douce pitié va t’offrir le modèle.
Quelquefois l’un d’entr’eux vaincu du poids des grains,
Qu’il traîne en haletant aux greniers souterrains,
Tombe, et tout épuisé de force et de constance,
De ces concitoyens réclame l’assistance.
Celui, qui le premier voit cet infortuné
Dans le sillon poudreux sans force abandonné,
Lui va porter soudain l’appui qu’il sollicite,
Le ranime, et bientôt l’un et l’autre s’excite
À marcher, à traîner par un commun effort
Cet immense fardeau, pour chacun d’eux trop fort.
C’est par de tels bienfaits versés sur l’indigence,
Que méritant des dieux la facile indulgence,
Le riche en obtiendra la douce paix du coeur.
Dans les champs dont son or l’a rendu possesseur,
Tranquille, il goûtera l’allégresse unanime,
Que la fin des moissons au village ranime.
Du froment enchaîné déjà tous les faisceaux,
Par ordre, sur un char, s’élèvent en monceaux.
Au plus haut de ce char, sur ces monceaux de gerbes,
Qui lui forment un lit de leurs touffes superbes,
Monte et s’assied Almon, le chef des moissonneurs.
À ce comble envié des champêtres honneurs,
Les respects de la foule ont porté sa vieillesse.
La gaîté sur son front s’unit à la noblesse ;
Et sa tête à longs flots verse de blancs cheveux,
Qui mollement épars battent son cou nerveux :
Roi des champs, sa couronne est un léger feuillage.
Au son du chalumeau, les belles du village
Viennent au char rustique atteler, en dansant,
De taureaux asservis un couple mugissant :
D’un pas tranquille, égal, vers la ferme ils s’avancent,
Et tous les moissonneurs par grouppes les devancent,
Ils marchent en triomphe. Ainsi Rome autrefois,
Sur un char tout couvert des dépouilles des rois,
Accueilloit le héros, de qui l’heureuse audace
Revenoit triomphante et du Parthe et du Dace.

La foule entre au hameau : le possesseur des champs
La reçoit dans sa cour au doux bruit de leurs chants,
Et pour fêter comme eux le mois de l’abondance,
Suivi de ses enfans, il se mêle à la danse.
Son épouse l’imite, et vole sur ses pas.
À la danse bientôt succède un long repas.
Là, chacun d’un vin pur rougit sa large coupe.
Le maître, assis en père au milieu de la troupe,
Fait revivre pour eux les jours du siècle d’or,
Siècle, où l’orgueil des rangs n’existoit pas encor.
L’immortelle Rhéa, dont la douce puissance
De cet âge enchanté nourrissoit l’innocence,
Mais qui, chassée enfin par nos lâches forfaits,
Loin de nous avec elle emporta ses bienfaits,
Rhéa, du haut des cieux qu’embellit sa présence,
Jette sur les hameaux un oeil de complaisance,
Sourit à la concorde, et montrant aux humains
L’épi mystérieux qui brille dans ses mains,
Annonce que les airs, sur leur voûte enflammée,
N’entendront plus rugir le lion de Némée,
Que dans ses premiers fers son vainqueur l’a remis,
Et qu’un nouveau printems à la terre est promis.

Le sang des végétaux, qui sous la canicule
De leur tête à leurs piés trop rapide circule.
Depuis trente soleils oublioit de nourrir
L’arbre, que le bélier avoit vu refleurir.
La feuille jaunissante, et de soif épuisée
Vainement, dans la nuit, s’abreuvoit de rosée,
L’aube vers l’orient à peine renaissoit,
Que plus aride encor la feuille languissoit.
Mais aujourd’hui qu’enfin la chaleur amortie
Laisse couler en paix la sève rallentie,
De ce suc nourricier pénétré lentement,
L’arbre de ses rameaux rajeunit l’ornement.
Le sauvage arbouzier pompeusement étale
Sur ses bras reverdis la pourpre orientale ;
L’ananas épaissit son feuillage étranger ;
Un parfum plus suave embaume l’oranger ;
Du rosier épineux la tige printanière
S’ouvre, et laisse échapper sa feuille prisonnière ;
La pelouse renaît et borde le ruisseau ;
Des guirlandes de fleurs courent sur l’arbrisseau,
Qu’envoya sur nos bords la froide Sybérie ;
L’albâtre a couronné le jasmin d’Ibérie,
Et l’humble violette, au pistil brillant d’or
Croit revoir le printems, et refleurit encor.
Mais sur-tout de Bacchus le tortueux arbuste
Environne l’ormeau d’un cercle plus robuste ;
Et prolongeant ses bras jusqu’au berceau voisin,
Sous un dôme de pampre y cache le raisin.
Cependant aux plaisirs de ces fêtes rustiques,
Où chacun de Cérès entonnoit les cantiques,
Succèdent maintenant de pénibles travaux.
Sur l’épaisseur d’un lit formé d’épis nouveaux,
Le bruyant fléau tombe et retombe en cadence ;
Il frappe les tuyaux chargés de l’abondance,
Les écrase, et dans l’air au loin confusément
Fait voltiger la paille et jaillir le froment.
De la paille, mêlée à la poussière impure,
Le froment dans le crible en tournoyant s’épure.
Des greniers de l’état emplissant le contour,
Il assure la vie aux cités d’alentour,
Ou sur l’onde emporté vers de lointains rivages,
De la pâle famine y prévient les ravages.
Tu connus, ô romain, ce monstre dévorant,
Lorsqu’échappé du nord, un peuple conquérant
Embrasa tes vaisseaux, riches dépositaires
Qui t’apportoient du Nil les moissons tributaires !
Ce monstre pâle, blême, et morne en ses fureurs,
Sur le peuple d’abord déploya ses horreurs.
Aux portes des palais où s’endort la molesse,
L’indigent se traînoit ; là, vaincu de foiblesse,
D’une voix presqu’éteinte il demandoit du pain :
Et le riche endurci que menaçoit la faim,
Dans le malheur commun devenu plus barbare
Aux besoins du mourant fermoit sa main avare.
Mais lui-même, à son tour de besoins dévoré,
Poussa des cris plaintifs dans son palais doré.
Que lui servit alors que l’Euphrate et l’Hydaspe
À l’orgueil de son luxe eussent fourni le jaspe ;
Que l’art eût lentement appris à le vêtir
D’un lin plongé trois fois dans la pourpre de Tyr,
À façonner pour lui l’albâtre et le porphyre ;
Que dans ses bras trompeurs la vénale Delphire
Le reçut à prix d’or ; et qu’il s’en crût aimé ?
Au milieu de son faste il mouroit affamé.

Ce fut alors (grands dieux ! ) que ma chère patrie
Par de pareils forfaits ne soit jamais flétrie !
Ce fut alors qu’on vit deux féroces amans,
L’un par l’autre étouffés dans leurs embrassemens,
À leurs propres amis servir de nourriture ;
Qu’une mère (ô fureur, dont frémit la nature ! )
Qu’une mère s’arma d’un poignard assassin,
Fondit à coups pressés sur le fruit de son sein,
L’égorge, le déchire, et de sang dégouttante
En dévore la chair encore palpitante ;
Qu’un prêtre, s’enfonçant dans l’horreur des tombeaux,
D’un corps rongé de vers engloutit les lambeaux :
Ce fut alors enfin que l’Auzonie entière
N’offrit de toutes parts qu’un vaste cimetière,
Où du riche, du pauvre et du grand confondus,
Les cadavres gissoient l’un sur l’autre étendus.
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