Henri de Regnier

1864-1936 / France

La Louange des eaux, des arbres et des dieux

Plus même un cygne errant aux herbes qu’il remue
Dans l’eau silencieuse et déserte aujourd’hui,
De l’ombre de son aile en marquant l’heure aiguë
Ne trouble les bassins où rôde son ennui.

La source souterraine où le flot pur abonde
Confond son frais cristal à leur tiède torpeur,
Et son onde secrète au lieu que vagabonde
Se disperse, s’ajoute et se mêle à la leur ;

Plutôt que d’arroser les roses riveraines,
De sourdre en les roseaux et, du soir au matin,
De chanter et de rire aux gorges des fontaines,
Elle entre au lourd sommeil des antiques bassins.

Je sais bien que, parfois, pour un faste suprême,
Le parc silencieux peut ranimer ses eaux
Et d’un fluide, clair et mouvant diadème,
Couronner sa tristesse et sacrer son repos ;

Alors s’épanouit, monte, bifurque et fuse
Le jet qui joue au ciel un clair bouquet vivant
Et, bruine, pluie éparse et poussière confuse,
S’irise aux feux du prisme et se disperse au vent.

Ce qui fut neige, éclairs, cristal et pierreries
Retombe et flotte encor sur le bassin troublé
Et bave et rôde autour des bêtes accroupies,
Béantes de l’effort où leur col s’est enflé.

Car l’eau, pour qu’elle darde, étincelle et jaillisse,
A passé par leur gorge en hoquets lumineux,
Lavant le bronze rauque et mouillant le plomb lisse
Où rampe un ventre mou près d’un dos épineux.

Je sais que pour dompter la horde fabuleuse
Qui aboie en silence et qui hurle sans voix
Et jette à leurs pieds nus sa colère écumeuse,
Il est toujours des dieux debout et l’arc aux doigts.

J’en ai vu qui dressaient sous la pluie irisée
Le sceptre, le trident, la massue et la faux
Et, divins moissonneurs de la gerbe brisée,
Cassaient d’un geste dur la tige des jets d’eaux ;

D’autres, le pied au socle ou serrés dans la gaîne
Qui porte leur stature ou qui leur monte au flanc,
Et l’un d’eux dont la course éternellement vaine
Précipitait encor son immobile élan.

Aucun n’a plus besoin, pour réduire au silence
Les Dauphins de la vasque et les Dragons du bord,
De lever le trident ou de brandir la lance
Sur le mufle d’airain ou sur la gueule d’or.

Tout s’est tu. Le soleil aux jointures des dalles
Chauffe la mousse droite et, tournant autour d’eux,
Allonge doublement les ombres inégales
Des buis pyramidaux et des ifs anguleux ;

Mais toi, las des jardins somnolents et superbes
Où le bronze verdit à l’abri du cyprès,
Laisse l’allée aride et marche dans les herbes
Loin du parc mort taillé au milieu des forêts ;

Si ta bouche désire une eau qui désaltère
Et non l’onde croupie aux feuilles des bassins,
Couche-toi sur le ventre et pose contre terre
Ton oreille attentive aux appels souterrains ;

Car toute la forêt chante de sources vives
Dont le murmure épars circule au sol vivant,
Et leur sombre fraîcheur, nourricière et furtive,
En elle s’insinue et partout se répand.

Ce sont elles qui font du tissu des racines
Surgir le hêtre droit et le chêne aux durs nœuds,
Et c’est vers leur attrait que se penche et s’incline
Le bouleau jaune et blanc parmi les saules bleus.

Ce sont elles qui font, sur les mousses des sentes,
Errer les mêmes dieux à longs traits enivrés
D’avoir rebu la vie aux eaux adolescentes
Où se sont rajeunis leurs corps régénérés.

Salut, ô vous, amis des sources forestières !
Nul ne vous a sculpté des visages d’airain,
Ni des torses de bronze ou des hanches de pierre ;
Aucun marbre immortel ne vous a faits divins.

Le chêne vous ébauche en son tronc énergique.
Vous êtes à la fois partout où la forêt
Pousse des profondeurs de la terre magique
Son aspect surhumain où le vôtre apparaît.

Elle vous a prêté ses formes et ses forces ;
Votre souffle est en elle et le sien vous émeut,
Et par vos muscles sourds qui bombent les écorces,
Chaque arbre porte en lui la stature d’un dieu.
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