Henri de Regnier

1864-1936 / France

La Course

Vous m’avez dit :
Laisse-les vivre
Là-bas...
Que t’importent leurs bonds ou leurs pas
Sur l’herbe de l’aurore ou l’herbe de midi,
M’avez-vous dit ?

C’est vrai. Ma maison est haute et belle sur la place.
C’est vrai que ma maison est haute et belle et vaste,
Faite de marbre avec un toit de tuiles d’or ;
J’y vis ; j’y dors ;

Mon pas y traîne sur les dalles
Le cuir taillé de mes sandales,
Et mon manteau sur le pavé
Frôle son bruit de laine souple.
J’ai des amis, le poing levé,
Qui heurtent, en chantant, leurs coupes
A la beauté !
On entre ; on sort.
Ma maison est vaste sous son toit de tuiles d’or,
Chacun dit : Notre hôte est heureux.
Et moi aussi je dis comme eux,
Tout bas :
A quoi bon vivre,
Là-bas,
A quoi bon vivre ailleurs qu’ici...

Puis le soir vient et je suis seul alors dans l’ombre
Et je ferme les yeux...

Alors :
Il me semble que l’ombre informe, peu à peu,
Tressaille, tremble, vibre et s’anime et se meut
Et sourdement s’agite en son silence obscur ;
J’entends craquer la poutre et se fendre le mur

Et voici, par sa fente invisible et soudaine,
Que, sournoise d’abord et perceptible à peine,
Une odeur de forêt, d’eau vive et d’herbe chaude,
Pénètre, se répand, rampe, circule et rôde
Et, plus forte, plus ample et plus universelle,
S’accroît, se multiplie et m’apporte avec elle
Les diverses senteurs que la terre sacrée,
Forestière, rustique, aride ou labourée,
Mêle au vent de la nuit, du soir ou de l’aurore ;
Et bientôt, peu à peu, toute l’ombre est sonore.
Elle bourdonne ainsi qu’une ruche éveillée
Qui murmure au soleil à travers la feuillée,
Après la pluie oblique et l’averse pesante ;
Voici que maintenant toute l’ombre est vivante
Et que la nuit bourgeonne et la ténèbre pousse.
Le siège où je m’appuie est tout velu de mousse.
Je me penche : de l’herbe a verdi sur le marbre ;
La colonne soudain végète, et c’est un arbre
Qui jusqu’à moi étend sa branche. Je me sens
Environné partout de souffles frémissants
Qui me chauffent la nuque et me brûlent la joue.
L’ombre hennit ; l’ombre danse ; l’ombre s’ébroue,
Palpite, naît, fleurit, germe, frémit, éclôt.
Je n’ai pas peur. Le vent chante dans les roseaux ;

Je sens sourdre à mes pieds des sources ; je respire
La résine, le fruit, la vendange, la cire
Et je devine au fond de l’ombre et parmi elle
Comme un cercle incertain de faces fraternelles.
La Vie autour de moi murmure, vibre, bat ;
Je la sens dans cette ombre où je ne la vois pas ;
Sa rumeur est lointaine ou proche, brusque ou douce ;
Un invisible rire erre de bouche en bouche,
D’arbre en arbre, de feuille en feuille. Tout frissonne.
Et je sais qu’ils sont là, si je ne vois personne.
C’est en vain qu’on se tait ; j’entends, j’entends, j’entends !

Puisque l’arbre, la source et la feuille et le vent
Sont venus jusqu’à moi et m’apportent en eux
Leurs obscures odeurs et leurs bruits ténébreux,
Êtes-vous là, fils de la glèbe et du sillon,
Hôtes de la forêt, de la plaine et du mont,
O formes à demi terrestres et divines ?
Toi, Faune, qui cueillais les grappes à ma vigne,
Et toi, Satyre, qui dansais sur mon chemin,
Et toi, qu’on entrevoit entre les troncs, Sylvain ?
O vous tous, avec qui, dans l’antre et le hallier,
J’ai vécu, de chacun longuement familier,
N’êtes-vous pas venus avec le vent et l’arbre
Me chercher sous le toit de ma maison de marbre
Pour me prendre la main et courir à l’aurore ?

Ce sera toi. Salut, Maître ! Salut, Centaure !
Salut, de qui le pas foule l’herbe et le sable,
Libérateur, ô Bienvenu, ô Vénérable,
Dont la barbe est d’argent et le sabot d’airain !
La croupe de cheval qui prolonge tes reins
Te fait homme à la fois et bête, ô Dieu. Ton torse
Ajoute à ton poitrail le surcroît de sa force.
Te voilà donc. Je t’attendais. Oh viens plus près !
Et maintenant prends-moi, Centaure, je suis prêt.
Je vais sentir ton poing me saisir à plein corps
Et, d’un geste puissant et d’un facile effort,
Me soulever de terre et m’asseoir sur ton dos !

Il m’a pris. J’ai senti son souffle sur ma peau.
Je serre son flanc rude et je m’accroche à lui ;
Ma tête lourde a son épaule pour appui ;
De mes deux bras j’étreins sa poitrine. La Ville
Qu’il traverse est silencieuse et dort tranquille.
Son pas égal résonne aux dalles de la rue.
Voici le mur, la porte et la campagne nue.
Il part ; son ongle dur maintenant bat la terre,
Et toute la nuit vaste, immense et solitaire
Et l’ombre aventureuse et l’espace incertain
S’ouvrent au cabrement de son galop divin.

O vertige ! L’élan du nocturne Coureur
M’emporte. La ténèbre est sourde et sans lueur.
Le sol tantôt s’éboule et tantôt s’affermit ;
L’air rapide m’enivre et m’étouffe à demi ;
Le Centaure tantôt se cabre et tantôt fonce ;
C’est en vain qu’en passant, la haie avec sa ronce
Le retient au poitrail ou le griffe à la croupe,
Sa course furieuse et brusque s’entrecoupe
Du fossé qu’il enjambe ou du ravin qu’il saute.
Ici, le sable mou cède ; là, l’herbe haute
L’entrave ; le caillou roule et ronfle avec bruit
Derrière ce passant qui défonce la nuit ;
Le terrain sous son pied s’ébranle, gronde ou sonne ;
Une montée en vain l’essouffle et l’époumone
Que sa pente le rue et redouble l’élan
Du Centaure qui va, passe, monte, descend
Et, d’une fougue égale et d’un même jarret,
Sort ruisselant du fleuve et boueux du marais,
Et, franchissant taillis, plaines, bois et vallons,
Parcourt éperdument l’ombre sans horizon,
Tandis que moi, uni à sa force mouvante,
Ivre d’air qui m’étouffe et de vent qui m’évente,
Je respire en sa triple et formidable odeur
Le Dieu terrestre, l’homme et la bête en sueur.

Encor, longtemps, toujours et d’échos en échos
L’espace retentit sous les quatre sabots.
Voici l’aube pourtant, bien qu’il soit nuit encore.
La ténèbre blêmit et l’ombre se colore.
La montagne dressée abrupte, d’un seul bloc,
Entasse ses cailloux, ses pierres et ses rocs.
Le Centaure hennit vers la cime lointaine ;
Il s’épuise ; son flanc palpite à son haleine ;
Il glisse, butte, tombe et sa force est à bout.
Il boite. Le sang rompt les veines de son cou.
Mais il monte toujours et sous moi je le sens
D’un effort monstrueux arquer son rein puissant ;
J’entends râler sa gorge et craquer ses jointures.
Le pic vertigineux qui l’attire s’azure ;
Nous allons vers le jour et la nuit reste en bas.
Le Centaure s’acharne et monte ; chaque pas
Le hasarde à la chute et le risque à l’abîme,
Mais tout à coup, d’un bond furieux, à la cime,
Sur le rocher étroit du suprême plateau,
D’aplomb, il a posé son quadruple sabot,
Et, tout fumant encor de sa course sacrée,
Tournant sa tête en feu vers sa croupe dorée,
Prodigieux, aérien, pourpre et vermeil,
Il se dresse debout et rit dans le soleil.
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