Dans ces bois, où souvent une muse chérie
S’est révélée à moi comme une autre Égérie,
Hier, épouvanté, je vis à l’horizon,
Où riait un hameau, fumer un noir tison,
Et j’osai blasphémer : Oh ! si j’étais l’Archange
Que Dieu fait voyager dans nos chemins de fange,
Le visiteur sanglant que, pour sauver les siens,
Il envoya heurter aux seuils égyptiens,
Du moins je choisirais avec intelligence
La place où doit frapper le glaive de la vengeance,
Et je respecterais le toit patriarcal
Dont le poteau reçut le baptême pascal.
Je balairais du sol, au vent de ma colère,
Les nouveaux Balthazars que le monde tolère ;
Et sur les noirs débris de leurs palais en feu
Je graverais ces mots : Tyrans, il est un Dieu !
Mais si je rencontrais, errant de plage en plage,
Dans un désert en fleurs l’oasis d’un village,
Où, du travail des jours se délassant le soir,
Les vierges vont danser et les vieillards s’asseoir,
Tribu qu’un long soleil vit marcher haletante,
Et qui, trouvant enfin où déployer sa tente,
Respire la fraîcheur sous le figuier des puits,
Je leur dirais : Enfants, paix et courage ; et puis,
De peur d’en égarer sur eux les étincelles,
Je passerais bien vite en repliant mes ailes.
Mais l’Ange fut aveugle, et le hameau détruit !
O Fontaine-Riante ! il passait, chaque nuit,
Dans tes chemins obscurs, tout noirs de graminées,
Des brodequins furtifs, des jambes avinées ;
Chaque brise envoyait à tes échos dormants
Des refrains de buveurs et des soupirs d’amants,
Tu chômais une fête éternelle et paisible
Et, dans le fond des bois, ton orchestre invisible
Semblait au voyageur, épiant chaque son,
Un nid mélodieux caché dans un buisson.
Embaume de tes fleurs la jeune fille morte,
O muse ! elle a passé dans l’ombre ; mais qu’importe ?
Quand un tourbillon gronde et ravage, souvent,
Dédaigneux des palais qui croulent à sa vue,
Le poëte rêveur suit des yeux, dans la nue,
La feuille qui tournoie au vent.
Quand ses pas cadencés foulaient la molle arène,
La veille encor, du bal on la saluait reine :
Elle entraînait les cœurs dans son joyeux essor ;
Mais tout sceptre est fragile, et les Parques moroses
Hélas ! foulent aux pieds les couronnes de roses,
Comme les diadèmes d’or.
Nul pressentiment froid n’a glacé son épaule ;
Elle ne chante pas la romance du Saule,
Comme Desdemona sur sa couche d’hymen :
Non, dans ses souvenirs s’endormant satisfaite,
Aux voluptés du bal, à sa robe de fête,
Elle semblait dire : À demain.
L’espérance et l’amour l’agitaient : douces fièvres !
Les syllabes d’un nom s’échappaient de ses lèvres,
Quand, tout à coup, du seuil qu’il venait d’embraser,
Le feu, comme Othello, bondissant sur sa couche,
Interrompit le mot commencé par sa bouche,
Et l’étouffa dans un baiser.
Maintenant, dites-moi ce qu’elle est devenue !
Peut-être foulons-nous sa poussière inconnue :
La flamme s’acharna sur ce corps frais et beau,
Et quand on éteignit le bûcher funéraire,
Horreur ! il n’en restait pas même de quoi faire
Un cadavre pour le tombeau.
Plaignons aussi, mêlant ce que le Destin mêle,
Dans cet auto-da-fé son père mort comme elle,
Et sa mère surtout, sa mère qui la vit
Dans son linceul brûlant se débattre… et qui vit !
C’est assez : détournons les yeux de cette rive,
Où la voix de Rachel, qui sanglote, m’arrive.
Où l’on heurte du pied des débris et des os,
Où les âmes des morts pleurent dans les roseaux,
Où, dans les doux parfums que la brise promène,
On craint de respirer une poussière humaine.
Frères, dans votre cœur mon cantique de mort
Réveillera du moins des douleurs sans remord !
Oh ! si mes chants obscurs s’élevaient jusqu’au trône,
À l’avare trésor j’arracherais l’aumône ;
Au soleil de Juillet, nous verrions du tombeau
Le village phénix ressusciter plus beau ;
Dans ce mois qu’on dédie à la Liberté-Reine,
Elle-même à l’enfant servirait de marraine,
D’un souvenir de gloire ennobli pour toujours,
Il serait appelé le hameau des TROIS-JOURS !
Et vous dont le shako, civil ou militaire,
Étincela dans l’ombre au reflet du cratère,
Artisans dont le feu tatoua les bras nus,
D’une Iliade obscure Achilles inconnus,
Sur vos seins fraternels, sillonés par la flamme,
Les roses de l’honneur pleuvraient comme un dictame.
Aux malheureux chassés de leurs toits en débris
Hélas ! ouvrons du moins nos foyers pour abris ;
Ne laissons pas, semblable au voyageur biblique,
Le pélerin gémir dans la place publique.
Riches, dont l’existence est un banquet sans fin,
C’est à vous de jeter à la soif, à la faim,
Les miettes du gâteau que votre main découpe,
L’écume du nectar débordant de la coupe.
Je ne vous dirai pas, comme le vieux curé,
Que Jésus mendiant pleure, transfiguré ;
Je ne vous dirai pas : « Pour que Dieu vous pardonne,
» Donnez, car c’est à lui que la charité donne.
» Au suppliant qui frappe ouvrez, car le grillon
» Est propice au foyer, la cigale au sillon ;
» Car le bonheur sourit aux toits que l’hirondelle
» Réjouit de ses chants et caresse à coups d’aile… »
Non ; car dans tous les cœurs la vieille foi s’endort,
Et sur l’autel désert on a mis le veau d’or.
Je dirai seulement : Donnez, pour que la foule
Oublie, en le baisant, que votre pied la foule ;
Pour que votre or, sué par tant de malheureux,
Étouffe leurs soupirs en retombant sur eux ;
Pour que votre Pactole, utile dans sa course,
Fasse, comme le Nil, perdre des yeux sa source,
Et pour que le passant vous tende un jour la main,
Si votre char vous jette aux cailloux du chemin ;
Donnez, car, agitant des torches funéraires,
Le spectre de Babœuf prêche des lois agraires ;
Le sol est un volcan ; il tremble, et, comme Dieu,
La Raison vous dira : L’aumône éteint le feu.
Quant à moi, pélerin, jouet de la fortune,
Qui me chauffe au soleil et dors au clair de lune,
Moi, qui n’ai pour tout bien, comme une gueux espagnol,
Que mes chants, ma guitare, un beau ciel, un beau sol,
Je n’ai pu leur jeter l’obole qui me manque ;
Mais je quête en leur nom : sans puiser à la Banque,
Mon portefeuille est riche, et de ses plis ouverts
J’ai secoué sur eux mes seuls trésors : des vers.