Hégésippe Moreau


Lacenaire poëte

Quand il faisait des vers dans sa dernière veille,
Crédule aux mille voix qui répétaient : Merveille !
Il est donc vrai, disais-je, un poëte voleur !
Un poëte assassin ! hélas ! et ma douleur
Cherchait querelle à Dieu, qui voulut qu’en notre âge
La sainte poésie essuyât cet outrage.
Notre père Villon, que harcelait sans fin
Ce démon tentateur qu’on appelle la Faim,
Médita de son temps moins de vers que de ruses ;
Salvator se jeta bandit dans les Abruzzes,
Et l’escopette au poing, bivouaquant sur les monts,
Pour mieux peindre l’enfer vécut chez les démons.
Mais autour du premier, de hauts voleurs sans nombre
Consommaient au soleil ce qu’il tentait dans l’ombre
Et l’on dut pardonner au troubadour forain
D’avoir, humble vassal, les goûts d’un suzerain.
De Masaniello le poétique élève
Contre la tyrannie avait brisé son glaive,
Et pour sauver ses jours, le proscrit montagnard
Des morceaux qui restaient dut se faire un poignard.
Mais tuer sans combat, égorger qui sommeille,
Rammasser un écu dans le sang d’une vieille,
Et pouvoir dire après : Je suis poëte ! … Non !
Car il ne suffit pas, pour mériter ce nom,
D’emprunter au public de banales pensées
Qu’on rejette au public en phrases cadencées :
Le poëte, amoureux du bien comme du beau,
Attend deux avenirs par delà le tombeau,
Et riche, en vieillissant, de candeur enfantine,
N’a rien à démêler avec la guillotine.
Le poëte ne voit qu’un seul bourreau de près :
Le Malheur ! ou, frappé par d’iniques arrêts,
S’il meurt, c’est en martyr, et le ciel est en fête,
Et personne ici-bas ne dit : Justice est faite !
Interrogez Samson : depuis qu’André Chénier
D’un sang si précieux parfuma son panier,
Jamais son doigt savant (Thémis en soit bénie !)
Sur un front condamné ne palpa le génie.
C’est un roi qu’un poëte, et la hache des lois
Tua Chénier du temps que l’on tuait les rois…

Mais chacun peut tracer des lignes parallèles,
Accorder en duo des syllabes jumelles ;
La rime, dont Boileau trouvait le joug pesant,
Au moindre appel (voyez !) obéit à présent,
Et d’Arnolphe aujourd’hui la naïve écolière
Au jeu du corbillon ferait capot Molière.
Badaud qui, sur la foi d’un éloge odieux,
Confonds l’argot du bagne et la langue des dieux,
Admires en tremblant Lacenaire, et souhaites
Un baiser de sa veuve au dernier des poëtes.
Admire et tremble moins : sur ton crâne inégal,
La sottise en relief eût épouvanté Gall.
Des rêves d’argent seuls ont troublé ton alcôve,
L’arithmétique seule usa ta plume chauve :
Eh bien ! pendant deux nuits bâille sur un Restaut,
Dors sur un Richelet, et tu pourras bientôt,
Apprenti de la veille et déjà passé maître,
Auner dans ton comptoir la strophe et l’hexamètre.

Et pourtant, tout Paris à l’assassin rimeur
Sourit, et dévora ses vers dans leur primeur.
Qu’un auteur affamé, pour tailler un volume,
Fasse avec le poignard fraterniser la plume
De vin et de biscuit, pour nourrir son caquet,
Qu’on agace au perchoir l’horrible perroquet,
Qu’on secoue un album teint de sang rime à rime,
De l’argot en patois qu’on traduise le crime :
Bien ! il faut que Paris ait du roman nouveau,
Que Lacenaire mort renaisse in-octavo,
Que la presse en travail donne un frère à Justine,
Et qu’on batte monnaie avec la guillotine !…
Mais sans être argousin, bourreau ni romancier,
Aux veilles du cachot on vint s’associer.
Les mains de ce lépreux dégoûtant d’infamies
Tombaient à son réveil entre des mains amies,
Et les journaux du temps, souillés de ses envois,
À nous dire sa gloire enrouaient leurs cent voix.
Pour enivrer cet homme et son pâle complice,
Si l’on eût annoncé, la veille du supplice,
À Paris, où l’hiver fait grêler tant de maux,
Un raout au profit des assassins jumeaux,
La charité dansante, avare de centimes,
Eût secoué de l’or à ce bal de victimes…
Que dis-je ? la comtesse, au sortir de son bain,
Caresait dans son cœur le hideux chérubin,
Et sous un pli coquet, à travers les gendarmes,
Lui glissait cachetée une aumône de larmes.
O femmes de Paris ! sur son grabat désert,
Un sourire de vous aurait sauvé Gilbert !

Et dans ses fils nombreux Gilbert respire encore ;
Il leur souffla, mourant, l’âme qui les dévore.
Ah ! sur tes échos sourds la lyre est sans pouvoir !
Il faut des condamnés à mort pour t’émouvoir,
Paris ! Eh bien ! écoute : ici, comme à Venise,
Un peuple condamné sous les plombs agonise.
Le Malheur, les prenant tombés du sein natal,
Marqua ces giaours de son cachet fatal,
Et sur leur front, depuis, glissant avec Je t’aime !
Nul baiser n’essuya cet infernal baptême.
Sans éveiller de bruits, sans prêtre à leurs côtés,
Ils vont mourir, ceux-là, durement cahotés.
Chaque jour les condamne, et comme au roi qui passe,
À chaque lendemain ils demandent leur grâce.
L’Espérance, avocat à la magique voix,
Les traîne ainsi longtemps de pourvois en pourvois…
Mais pareil au bourreau, qui vient et frappe à l’heure,
Le Suicide enfin les prend… et nul ne pleure ;
Nul ne mène le deuil vers le Champ du Potier,
Et le poëte mort gît là, mort tout entier…

Arrêtez-vous au bord de la fosse d’Escousse,
Enfants vieux de douleurs que son étoile y pousse.
Plus de chants, plus d’espoir : sur votre muse en deuil
Comment des éditeurs appeler le coup d’œil ?
Pour y saisir au vol une chanson, peut-être
Tous veillent maintenant au guichet de Bicêtre,
Et le public, sans foi dans vos noms sans crédit,
S’abonne chez Darmaing au scandale inédit…
Mais votre impatience en frémissant m’écoute.
Vous paîriez sans murmure un grand nom, quoi qu’il coûte ;
Eh bien ! pour éblouir et fixer le regard,
Secouez devant vous les éclairs d’un poignard ;
Marchez, frappez, d’un meurtre ensanglantez les rues ;
Devant la Renommée et la garde accourues,
Fiers, et pour piédestal prenant un corps humain,
Relevez-vous alors, des chansons à la main !
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