Guillaume Apollinaire

26 August 1880 – 9 November 1918 / Rome

La fuite

C'est la barque où s'enfuit une amoureuse reine
Le vieux roi magnifique est venu près des flots ;
Son manteau merveilleux à chaque pas égrène
Quelque bijou tintant au rythme des sanglots.

La chanson des rameurs sur les vagues se traîne
La reine et son amant l'écoutent les yeux clos,
Sans crainte d'un récif ni d'un chant de sirène
Qui s'incantent peut-être au chœur des matelots.

Horreur ! horreur de nous des joyaux, des squelettes
Coulés au fond des mers où surnagèrent tant
De fleurs, de cheveux roux et de rames flottant
Parmi les troupes de méduses violettes.

L'heur des fuites est sombre et violet d'effroi.
Tant de gemmes tombaient du manteau du vieux roi.

Trente ans debout à la frontière
J'arrêtai le contrebandier
Je palpai la contrebandière.
Puis quand je devins brigadier,
Un soir dans le train de dix heures
D'un homme correctement mis
Voyageant avec un permis
Je tâtai les gibbosités postérieures.

Ô temps lointains ! lointaines gares
Que le gaz éclairait bien mal !
Le monsieur transportait quatre mille cigares
Je lui dressai procès-verbal.
Ce temps passa. Des noms : Gauguin, Cézanne
Me hantaient. Pour leur art, je laissai la douane.

Et gardant ce surnom : le douanier
Je ne suis pas, des peintres, le dernier,
Or, dans mon souvenir, une fenêtre
S'est ouverte. Je viens de reconnaître
L'ancien voyageur fier de s'être vengé
Parce que de ma faute il a mal voyagé
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