Charles Leconte de Lisle

1818-1894 / France

Thyoné

Ô jeune Thyoné, vierge au regard vainqueur,
Aphrodite jamais n’a fait battre ton cœur,
Et des flèches d’Éros l’atteinte toujours sûre
N’a point rougi ton sein d’une douce blessure.
Ah ! si les Dieux jaloux, vierge, n’ont pas formé
La neige de ton corps d’un marbre inanimé,
Viens au fond des grands bois, sous les larges ramures
Pleines de frais silence et d’amoureux murmures.
L’oiseau rit dans les bois, au bord des nids mousseux,
Ô belle chasseresse ! et le vent paresseux
Berce du mol effort de son aile éthérée
Les larmes de la nuit sur la feuille dorée.
Compagne d’Artémis, abandonne tes traits ;
Ne trouble plus la paix des sereines forêts,
Et, propice à ma voix qui soupire et qui prie,
De rose et de lotos ceins ta tempe fleurie.
Ô Thyoné ! l’eau vive où brille le matin,
Sur ses bords parfumés de cytise et de thym,
Modérant de plaisir son onde diligente
Où nage l’Hydriade et que l’Aurore argente,
D’un cristal bienheureux baignera tes pieds blancs !
Érycine t’appelle aux bois étincelants ;
Viens ! — L’abeille empressée et la brise joyeuse
Chantent aux verts rameaux du hêtre et de l’yeuse ;
Et l’Aigipan moqueur, au seul bruit de tes pas,
Craindra de te déplaire et ne te verra pas.
Ô fière Thyoné, viens, afin d’être belle !
Un jour tu pleureras ta jeunesse rebelle...
Qu’il te souvienne alors de ce matin charmant,
De tes premiers baisers et du premier amant,
À l’ombre des grands bois, sous les larges ramures
Pleines de frais silence et d’amoureux murmures !
II
Du cothurne chasseur j’ai resserré les nœuds ;
Je pars, et vais revoir l’Araunos sablonneux
Où la prompte Artémis, par leurs cornes dorées,
Surprit au pied des monts les cinq biches sacrées.
J’ai, saisissant mon arc et mes traits éclatants,
Noué sur mon genou ma robe aux plis flottants.
Crains de suivre mes pas. Tes paroles sont belles,
Mais je sais que tu mens et qu’Éros a des ailes !
Artémis me sourit. Docile à ses désirs,
Je coulerai mes jours en de mâles plaisirs,
Et n’enchaînerai point d’amours efféminées
La force et la fierté de mes jeunes années.
D’autres vierges sans doute accueilleront tes vœux,
Qui du mol hyacinthe ornent leurs blonds cheveux,
Et qui, dansant au son des lyres ioniques,
Aux autels d’Érycine ont voué leurs tuniques.
Moi, j’aime, au fond des bois, loin des regards humains,
Le carquois sur l’épaule et les flèches en mains,
De la chaste Déesse intrépide compagne,
À franchir d’un pied sûr la plaine et la montagne.
Fière de mon courage, oubliant ma beauté,
Je veux qu’un linge jaloux garde ma nudité,
Et que ma flèche aiguë, au milieu des molosses,
Perce les grands lions et les biches véloces.
Ô jeune Phocéen au beau corps indolent,
Qui d’un frêle rameau charges ton bras tremblant,
Et n’as aiguillonné de cette arme timide
Que tes bœufs assoupis, épars dans l’herbe humide ;
Oses-tu bien aimer la compagne des Dieux,
Qui, dédaignant Éros et son temple odieux,
Dans les vertes forêts de la haute Ortygie
Déjà d’un noble sang a vu sa main rougie ?

III
Ne me dédaigne point, ô vierge ! Un Immortel
M’a, sous ton noir regard, blessé d’un trait mortel.
Lorsque le chœur léger des jeunes chasseresses
Déroule au vent du soir le flot des souples tresses,
Que ton image est douce à mon cœur soucieux !
Toi seule n’aimes point sous la clarté des cieux.
Les Dieux même ont aimé, belle Nymphe farouche !
Aux cimes du Lathmos, et le doigt sur la bouche,
Loin du nocturne char, solitaire, à pas lents,
Attentive aux doux bruits des feuillages tremblants,
On dit qu’une Déesse aux amours ténébreuses
Du pâle Endymion charma les nuits heureuses.
Ne me dédaigne point ! Je suis jeune, et ma main
Ne s’est pas exercée au combat inhumain ;
Mais sur la verte mousse accoudé dès l’aurore,
J’exhale un chant sacré de mon roseau sonore ;
Les tranquilles forêts protègent mon repos ;
Et les riches pasteurs aux superbes troupeaux,
Voyant que, pour dorer ma pauvreté bénie,
Les Dieux justes et bons m’ont donné le génie,
M’offrent en souriant, pour prix de mes leçons,
Les pesantes brebis et leurs beaux nourrissons.
Viens partager ma gloire : elle est douce et sereine.
Sous les halliers touffus, pour saluer leur reine,
Mes grands bœufs phocéens de plaisir mugiront.
De la rose des bois je ceindrai ton beau front.
Ils sont à toi, les fruits de mes vertes corbeilles,
Mes oiseaux familiers, mes coupes, mes abeilles,
Mes chansons, et ma vie ! Ô belle Thyoné,
Viens ! et je bénirai le Destin fortuné
Qui, loin de la Phocide et du toit de mes pères,
Au pasteur exilé gardait des jours prospères.
IV
Jeune homme, c’est assez. Au gré de leur désir,
Les Dieux donnent à l’un l’amour et le loisir,
À l’autre les combats. La liberté sacrée
Seule guide mon cœur et ma flèche acérée.
Garde ta paix si douce et tes dons, ô pasteur !
Et ta gloire frivole et ton roseau chanteur ;
Coule loin des périls d’inutiles années.
Mais moi je poursuivrai mes fières destinées ;
Fidèle à mon courage, errante et sans regrets,
Je finirai mes jours dans les vastes forêts,
Ou sur les monts voisins de la voûte éternelle,
Que l’Aigle Olympien ombrage de son aile !
Et là, le lion fauve, ou le cerf aux abois,
Rougira de mon sang les verts sentiers des bois.
Ainsi j’aurai vécu sans connaître les larmes,
Les jalouses fureurs et les lâches alarmes.
Libre du joug d’Éros, libre du joug humain,
Je n’aurai point brûlé les flambeaux de l’hymen ;
Sur le seuil nuptial les vierges assemblées
N’auront point murmuré les hymnes désolées,
Et jamais Ilythie avec impunité
N’aura courbé mon front et flétri ma beauté.
Aux bords de l’Isménos, mes compagnes chéries
Couvriront mon tombeau de couronnes fleuries ;
Puis, autour de ma cendre entrelaçant leurs pas,
Elles appelleront qui ne les entend pas !
Vierge j’aurai vécu, vierge sera mon ombre ;
Et quand j’aurai passé le Fleuve à l’onde sombre,
Quand le divin Hadès aux ombrages secrets
M’aura rendu mon arc, mon carquois et mes traits,
Artémis, gémissant et déchirant ses voiles,
Fixera mon image au milieu des étoiles !
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