Charles Leconte de Lisle

1818-1894 / France

La Vigne de Naboth

Au fond de sa demeure, Akhab, l’œil sombre et dur,
Sur sa couche d’ivoire et de bois de Syrie
Gît, muet et le front tourné contre le mur.

Sans manger ni dormir, le Roi de Samarie
Reste là, plein d’ennuis, comme, en un jour d’été,
Le voyageur courbé sur la source tarie.

Akhab a soif du vin de son iniquité,
Et conjure, en son cœur que travaille la haine,
La Vache de Béth-El et l’idole Astarté.

Il songe : — Suis-je un roi si ma colère est vaine ?
Par Baal ! j’ai chassé trois fois les cavaliers
De Ben-Hadad de Tyr au travers de la plaine.

J’ai vu ceux de Damas s’en venir par milliers,
Le sac aux reins, la corde au cou, dans la poussière,
Semblables aux chameaux devant les chameliers ;

J’ai, d’un signe, en leur gorge étouffé la prière,
L’écume de leur sang a rougi les hauts lieux,
Et j’ai nourri mes chiens de leur graisse guerrière.

Mes prophètes sont très savants, et j’ai trois Dieux
Très puissants, pour garder mon royaume et ma ville
Et ployer sous le joug mon peuple injurieux.

Et voici que ma gloire est une cendre vile,
Et mon sceptre un roseau des marais, qui se rompt
Aux rires insulteurs de la foule servile !

C’est le Fort de Juda qui m’a fait cet affront,
Parce que j’ai dressé, sous le noir térébinthe,
L’image de Baal, une escarboucle au front.

Deux fois teint d’écarlate et vêtu d’hyacinthe,
Comme un soleil, le Dieu reluit, rouge et doré,
Sur le socle de jaspe, au milieu de l’enceinte.

Mais s’il ne m’a vengé demain, j’abolirai
Son culte, et l’on verra se dresser à sa place
Le Veau d’or d’Éphraïm sur l’autel adoré.

Un désir impuissant me consume et m’enlace !
Sous la corne du bœuf, sous le pied de l’ânon,
Je suis comme un lion mort, qu’on outrage en face.

Quand j’ai dit : Je le veux ! un homme m’a dit : Non !
Il vit encor, sans peur que le glaive le touche.
La honte est dans mon cœur, l’opprobre est sur mon nom.

Tel, le fils de Hamri se ronge sur sa couche.
Ses cheveux dénoués pendent confusément,
Et sa dent furieuse a fait saigner sa bouche.

Auprès du morne Roi paraît en ce moment
La fille d’Eth-Baal, la femme aux noires tresses
De Sidon, grande et belle, et qu’il aime ardemment.

Astarté l’a bercée aux bras de ses prêtresses ;
Elle sait obscurcir la lune et le soleil,
Et courber les lions au joug de ses caresses.

De ses yeux sombres sort l’effluve du sommeil,
Et ceux qu’a terrassés une mort violente
S’agitent à sa voix dans la nuit sans réveil.

Elle approche du lit, majestueuse et lente,
Regarde, et dit : — Qu’a donc mon Seigneur ? Et quel mal
Dompte le cèdre altier comme une faible plante ?

A-t-il vu quelque spectre envoyé par Baal ?
Le jour tombe. Que mon Seigneur se lève et mange !
Parle, ô Chef ! Quel ennui trouble ton cœur royal ?

Akhab lui dit : — Ô femme, il faut que je me venge ;
Et je ne puis dormir, ni boire, ni manger,
Que le sang de Naboth n’ait fumé dans la fange.

Sa vigne est très fertile et touche à mon verger.
Or, j’ai dit à cet homme, au seuil de sa demeure :
Ceci me plaît ; veux-tu le vendre ou l’échanger ?

Il m’a dit : c’est mon champ paternel. Que je meure,
Le voudrais-tu payer par grain un schiqel d’or,
Si je le vends jamais, fût-ce à ma dernière heure !

Quand tu me donnerais la plaine de Phogor,
Ramoth en Galaad, Seïr et l’Idumée,
Et ta maison d’ivoire, et ton riche trésor,

Ô Roi, je garderais ma vigne bien aimée !
C’est ainsi qu’a parlé Naboth le vigneron,
Tranquille sur le seuil de sa porte enfumée.

— Certes, ce peuple, Akhab, par le dieu d’Akkaron
Dit Jézabel, jouit, malgré son insolence,
D’un roi très patient, très docile et très bon.

Que ne le frappais-tu du glaive ou de la lance ?
L’onagre est fort rétif s’il ne courbe les reins ;
Qui cède au dromadaire accroît sa violence.

— C’est le Jaloux, le Fort de Juda que je crains,
Dit Akhab. C’est le Dieu de Naboth et d’Élie :
Du peuple furieux il briserait les freins.

Je verrais s’écrouler ma fortune avilie,
Et serais comme un bœuf qui mugit sur l’autel
Pendant que le couteau s’aiguise et qu’on le lie.

Non ! J’attendrai. Les Dieux de Dan et de Beth-El
Accorderont sans doute à qui soutient leur cause
De tuer sûrement Naboth de Jizréhel.

— Lève-toi donc et mange, ô Chef, et te repose,
Dit la Sidonienne avec un rire amer ;
Moi seule je ferai ce que mon Seigneur n’ose.

Demain, quand le soleil s’en ira vers la mer,
Sans que ta main royale ait touché cet esclave,
J’atteste qu’il mourra sur le mont de Somer.

Et l’homme de Thesbé pourra baver sa bave
Et hurler, du Karmel à l’Horeb, comme un chien
Affamé, qui s’enfuit aussitôt qu’on le brave.

Mon Seigneur lui dira : Qu’ai-je fait, sinon rien ?
A-t-on trouvé ma main dans ce meurtre, ou mon signe ?
Akhab, en souriant, dit : — Ô femme, c’est bien !

J’aurai le sang de l’homme et le vin de sa vigne !

II

Vers l’heure où le soleil allume au noir Liban
Comme autant de flambeaux les cèdres par les rampes,
Les Anciens sont assis, hors des murs, sur un banc.

Ce sont trois beaux vieillards, avec de larges tempes,
De grands fronts, des nez d’aigle et des yeux vifs et doux,
Qui, sous l’épais sourcil, luisent comme des lampes.

Dans leurs robes de lin, la main sur les genoux,
Ils siègent, les pieds nus dans la fraîcheur des sables,
À l’ombre des figuiers d’où pendent les fruits roux.

La myrrhe a parfumé leurs barbes vénérables ;
Et leurs longs cheveux blancs sur l’épaule et le dos
S’épandent, aux flocons de la neige semblables.

Mais leur cœur est plus noir que le sépulcre clos ;
Leur cœur comme la tombe est plein de cendre morte ;
L’avarice a séché la moelle de leurs os.

Vils instruments soumis à la main la plus forte,
Ils foulent à prix d’or l’équité sainte aux pieds,
Sachant ce que le sang des malheureux rapporte.

Naboth est devant eux, debout, les bras liés,
Comme pour l’holocauste un bouc, noire victime
Par qui les vieux péchés de tous sont expiés.

Deux fils de Bélial, d’une voix unanime,
Disent : — Voici. Cet homme est vraiment criminel.
Qu’il saigne du blasphème et qu’il meure du crime !

Or, il a blasphémé le nom de l’Éternel. —
Naboth dit : — L’Éternel m’entend et me regarde.
Je suis pur devant lui, n’ayant rien fait de tel.

J’atteste le Très-haut et me fie en sa garde.
Ceux-ci mentent. Craignez, Pères, de mal juger,
Car Dieu juge à son tour, qu’il se hâte ou qu’il tarde.

Voyez ! Ai-je fermé ma porte à l’étranger ?
Ai-je tari le puits du pauvre pour mon fleuve ?
L’orphelin faible et nu, m’a-t-on vu l’outrager ?

Qu’ils se lèvent, ceux-là qui m’ont mis à l’épreuve !
Qu’ils disent : Nous avions soif et nous avions faim,
L’étranger, l’orphelin, et le pauvre et la veuve ;

Naboth le vigneron n’a point ouvert sa main,
Naboth de Jizréhel, irritant notre plaie,
Sous l’œil des affamés a mangé tout son pain !

Nul ne dira cela, si sa parole est vraie.
Or, qui peut blasphémer étant pur devant Dieu ?
Séparez le bon grain, mes Pères, de l’ivraie.

Remettez d’un sens droit toute chose en son lieu.
Si je mens, que le ciel s’entr’ouvre et me dévore,
Que l’Exterminateur me brûle de son feu ! —

Le plus vieux des Anciens dit : — Il blasphème encore !
Allez, lapidez-le, car il parle très mal,
N’étant plein que de vent, comme une outre sonore.

Or, non loin des figuiers, les fils de Bélial
Frappent le vigneron avec de lourdes pierres ;
La cervelle et le sang souillent ce lieu fatal.

Et Naboth rend l’esprit. Les bêtes carnassières
Viendront, la nuit, hurler sur le corps encor chaud,
Et les oiseaux plonger leurs becs dans ses paupières.

En ce temps, Jézabel, attentive au plus haut
Du palais, dit au Roi : — Seigneur, la chose est faite :
Naboth est mort. Ô Chef, monte en ton chariot.

Aux sons victorieux des cymbales de fête,
Viens visiter ta vigne, ô royal vigneron ! —
Et du sombre palais tous deux quittent le faîte.

Ils vont. Et la trompette éclate, et le clairon,
Et le sistre, et la harpe, et le tambour. La foule
S’ouvre sous le poitrail des chevaux de Sidon.

Le chariot de cèdre, aux moyeux d’argent, roule ;
Et le peuple, saisi de peur, s’est prosterné
Au passage du couple abhorré qui le foule.

Mais voici. Sur le seuil du juste assassiné,
Croisant ses bras velus sur sa large poitrine,
Se dresse un grand vieillard, farouche et décharné.

Son crâne est comme un roc couvert d’herbe marine ;
Une sueur écume à ses cheveux pendants,
Et le poil se hérisse autour de sa narine.

Du fond de ses yeux creux flambent des feux ardents.
D’un orteil convulsif, comme un lion sauvage,
Il fouille la poussière et fait grincer ses dents.

Sur le cuir corrodé de son âpre visage
On lit qu’il a toujours marché, toujours souffert,
Toujours vécu, plus fort au sein du même orage ;

Qu’il a dormi cent nuits dans l’antre noir ouvert
Aux gorges de l’Horeb ; auprès des puits sans onde,
Qu’il a hurlé de soif dans le feu du désert ;

Et qu’en ce siècle impur, en qui le mal abonde,
Son maître a flagellé d’un fouet étincelant
Et poussé sur les Rois sa course vagabonde.

Or, les chevaux, soudain, se cabrent, reculant
D’horreur devant ce spectre. Ils courent, haut la tête,
Ivres, mâchant le mors, et l’épouvante au flanc.

Arbres, buissons, enclos, rocs, rien ne les arrête :
Ils courent, comme un vol des démons de la nuit,
Comme un champ d’épis mûrs fauchés par la tempête.

Tel, dans un tourbillon de poussière et de bruit,
Malgré les cavaliers pleins d’une clameur vaine,
Le cortège effaré se disperse et s’enfuit.

L’attelage, ébranlant le chariot qu’il traîne,
Se couche, les naseaux dans le sable, et le Roi
Sent tournoyer sa tête et se glacer sa veine.

Lentement il se lève, et, tout blême d’effroi,
Regarde ce vieillard sombre, que nul n’oublie,
Immobile, appuyé contre l’humble paroi.

Akhab, avec un grand frisson, dit : — C’est Élie.
III

Alors, comme un torrent fougueux, des monts tombé,
Qui roule flots sur flots son bruit et sa colère,
Voici ce qu’à ce Roi dit l’Homme de Thesbé :

— Malheur ! L’aigle a crié de joie au bord de l’aire ;
Il aiguise son bec, sachant qu’un juste est mort.
Le chien montre les dents, hurle dans l’ombre et flaire.

Malheur ! l’aigle affamé déchire et le chien mord,
Car la pierre du meurtre est toute rouge et fume.
Donc, le Seigneur m’a dit : Va ! je suis le Dieu fort !

Je me lève dans la fureur qui me consume ;
Le monde est sous mes pieds, la foudre est dans mes yeux,
La lune et le soleil nagent dans mon écume.

Va ! dis au meurtrier qu’il appelle ses Dieux
À l’aide, car je suis debout sur les nuées,
Et la vapeur du crime enveloppe les cieux.

Dis-lui : Malheur, ô Chef des dix prostituées,
Akhab, fils de Hamri, le fourbe et le voleur !
Les vengeances d’en haut se sont toutes ruées.

À toi qui fais du sceptre un assommoir, malheur !
Auprès de la fournaise ardente où tu trébuches
Le four chauffé sept fois est sombre et sans chaleur.

L’ours plein de ruse est pris dans ses propres embûches,
Et le vautour s’étrangle avec l’os avalé,
Et le frelon s’étouffe avec le miel des ruches.

Tu songeais : Tout est bien, car je n’ai point parlé.
Allons ! Naboth est mort ; sa vigne est mon partage.
Le Dieu d’Élie est sourd, le Fort est aveuglé !

Qui dira que ce meurtre inique est mon ouvrage ?
Le lion de Juda rugit et te répond.
Le Seigneur t’attendait au seuil de l’héritage !

Ô renard, ô voleur, voici qu’au premier bond
Il te prend, te saisit à la gorge, et se joue
De ta peur, l’œil planté dans ta chair qui se fond.

Vermine d’Israël, le Dieu fort te secoue
Des haillons de ce peuple, et les petits enfants
Te verront te débattre et grouiller dans la boue.

Le Seigneur dit : Je suis l’effroi des triomphants,
Je suis le frein d’acier qui brise la mâchoire
Des Couronnés, mangeurs de biches et de faons.

Je fracasse leurs chars, je souffle sur leur gloire ;
Ils sont tous devant moi comme un sable mouvant,
Et j’enfouis leurs noms perdus dans la nuit noire.

Donc, le sang de Naboth crie en vous poursuivant,
Akhab de Samarie, et toi, vile idolâtre !
Le spectre de Naboth sanglote dans le vent.

Dans le puits du désert où filtre l’eau saumâtre,
Entre vos murs de cèdre et sous l’épais figuier,
Dans les clameurs de fête et dans les bruits de l’âtre,

Dans le hennissement de l’étalon guerrier,
Dans la chanson du coq et de la tourterelle,
Akhab et Jézabel, vous l’entendrez crier !

Naboth est mort ! Les chiens mangeront la cervelle
Du couple abominable en son crime têtu ;
Ma fureur fauchera cette race infidèle :

Comme un bon moissonneur, de vigueur revêtu,
Qui tranche à tour de bras les épis par centaines,
Je ferai le sol ras jusqu’au moindre fétu.

Dis-leur : Voici le jour des sanglots et des haines,
Où l’exécration se gonfle, monte et bout,
Et, comme un vin nouveau, jaillit des cuves pleines.

Car je suis plein de rage et j’écraserai tout !
Et l’on verra le sang des rois, tel qu’une eau sale,
Déborder des toits plats et rentrer dans l’égout.

Va ! Ceins tes reins, Akhab, excite ta cavale,
Fuis, comme l’épervier, vers les bords Libyens,
Enfonce-toi vivant dans la nuit sépulcrale...

Tu ne sortiras pas, ô Roi ! de mes liens,
Et je te châtirai dans ta chair et ta race,
Ô vipère, ô chacal, fils et père de chiens !

Akhab, poussant un cri d’angoisse par l’espace,
Dit : — J’ai péché ; ma vie est un fumier bourbeux.
Il déchire sa robe et se meurtrit la face.

De fange et de graviers il souille ses cheveux,
Disant : — Gloire au Très-Fort de Juda ! Qu’il s’apaise !
Sur l’autel du Jaloux j’égorgerai cent bœufs !

Que suis-je à sa lumière ? Un fétu sur la braise.
La rosée au soleil est moins prompte à sécher ;
Moins vite le bois mort flambe dans la fournaise.

Je suis comme le daim, au guet sur le rocher,
Qui geint de peur, palpite et dans l’herbe s’enfonce,
Parce qu’il sent venir la flèche de l’archer.

Mais, par le Très-Puissant que l’épouvante annonce,
Je briserai le Veau de Béth-El ! Je promets
D’ensevelir Baal sous la pierre et la ronce !

L’homme de Thesbé dit : — Ô fourbe ! désormais
Tu ne renîras plus la clameur de tes crimes :
Ils ont rugi trop haut pour se taire jamais.

Comme un nuage noir qui gronde sur les cimes,
Voici venir, pour la curée, ô Roi sanglant,
La meute aux crocs aigus que fouettent tes victimes.

Va ! crie et pleure, attache un cilice à ton flanc,
Brise sur les hauts lieux l’Idole qui flamboie...
Les vengeurs de Naboth arrivent en hurlant !

Ouvre l’œil et l’oreille. Ils bondissent de joie,
Ayant vu dans la vigne Akhab et Jézabel,
Et de l’ongle et des dents se partagent leur proie !

Or, ayant dit cela, l’Homme de l’Éternel,
Renouant sur ses reins sa robe de poil rude,
Par les sentiers pierreux qui mènent au Carmel,

S’éloigne dans la nuit et dans la solitude.
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