La gorge est pleine d’ombre où, sous les bambous grêles,
Le soleil au zénith n’a jamais resplendi,
Où les filtrations des sources naturelles
S’unissent au silence enflammé de midi.
De la lave durcie aux fissures moussues,
Au travers des lichens l’eau tombe en ruisselant,
S’y perd, et, se creusant de soudaines issues,
Germe et circule au fond parmi le gravier blanc.
Un bassin aux reflets d’un bleu noir y repose,
Morne et glacé, tandis que, le long des blocs lourds,
La liane en treillis suspend sa cloche rose,
Entre d’épais gazons aux touffes de velours.
Sur les rebords saillants où le cactus éclate,
Errant des vétivers aux aloès fleuris,
Le cardinal, vêtu de sa plume écarlate,
En leurs nids cotonneux trouble les colibris.
Les martins au bec jaune et les vertes perruches,
Du haut des pics aigus, regardent l’eau dormir,
Et, dans un rayon vif, autour des noires ruches,
On entend un vol d’or tournoyer et frémir.
Soufflant leur vapeur chaude au-dessus des arbustes,
Suspendus au sentier d’herbe rude entravé,
Des bœufs de Tamatave, indolents et robustes,
Hument l’air du ravin que l’eau vive a lavé ;
Et les grands papillons aux ailes magnifiques,
La rose sauterelle, en ses bonds familiers,
Sur leur bosse calleuse et leurs reins pacifiques
Sans peur du fouet velu se posent par milliers.
À la pente du roc que la flamme pénètre,
Le lézard souple et long s’enivre de sommeil,
Et, par instants, saisi d’un frisson de bien-être,
Il agite son dos d’émeraude au soleil.
Sous les réduits de mousse où les cailles replètes
De la chaude savane évitent les ardeurs,
Glissant sur le velours de leurs pattes discrètes
L’œil mi-clos de désir, rampent les chats rôdeurs.
Et quelque Noir, assis sur un quartier de lave,
Gardien des bœufs épars paissant l’herbage amer,
Un haillon rouge aux reins, fredonne un air saklave,
Et songe à la grande Île en regardant la mer.
Ainsi, sur les deux bords de la gorge profonde,
Rayonne, chante et rêve, en un même moment,
Toute forme vivante et qui fourmille au monde
Mais formes, sons, couleurs, s’arrêtent brusquement.
Plus bas, tout est muet et noir au sein du gouffre,
Depuis que la montagne, en émergeant des flots,
Rugissante, et par jets de granit et de soufre,
Se figea dans le ciel et connut le repos.
À peine une échappée, étincelante et bleue,
Laisse-t-elle entrevoir, en un pan du ciel pur,
Vers Rodrigue ou Ceylan le vol des paille-en-queue,
Comme un flocon de neige égaré dans l’azur.
Hors ce point lumineux qui sur l’onde palpite,
La ravine s’endort dans l’immobile nuit ;
Et quand un roc miné d’en haut s’y précipite,
Il n’éveille pas même un écho de son bruit.
Pour qui sait pénétrer, Nature, dans tes voies,
L’illusion t’enserre et ta surface ment :
Au fond de tes fureurs, comme au fond de tes joies,
Ta force est sans ivresse et sans emportement.
Tel, parmi les sanglots, les rires et les haines,
Heureux qui porte en soi, d’indifférence empli,
Un impassible cœur sourd aux rumeurs humaines,
Un gouffre inviolé de silence et d’oubli !
La vie a beau frémir autour de ce cœur morne,
Muet comme un ascète absorbé par son Dieu ;
Tout roule sans écho dans son ombre sans borne,
Et rien n’y luit du ciel, hormis un trait de feu.
Mais ce peu de lumière à ce néant fidèle,
C’est le reflet perdu des espaces meilleurs !
C’est ton rapide éclair, Espérance éternelle,
Qui l’éveille en sa tombe et le convie ailleurs !