Charles Leconte de Lisle

1818-1894 / France

Hélène -

Ô Muses, volupté des hommes et des Dieux,
Vous qui charmez d’Hellas les bois mélodieux,
Vierges aux lyres d’or, vierges ceintes d’acanthes,
Des sages vénérés nourrices éloquentes,
Muses, je vous implore ! Et toi, divin Chanteur,
Qui des monts d’Eleuthèr habites la hauteur ;
Dieu dont l’arc étincelle, ô roi de Lykorée,
Qui verses aux humains la lumière dorée ;
Immortel dont la force environne Milet ;
Si mes chants te sont doux, si mon encens te plaît,
Célèbre par ma voix, Dieu jeune et magnanime,
Hélène aux pieds d’argent, Hélène au corps sublime !

HÉLÈNE.

Cesse tes chants flatteurs, harmonieux ami.
D’un trouble inattendu tout mon cœur a frémi.
Réserve pour les Dieux, calmes dans l’Empyrée,
Ta louange éclatante et ta lyre inspirée.
La tristesse inquiète et sombre où je me vois
Ne s’est point dissipée aux accents de ta voix ;
Et du jour où voguant vers la divine Krète
Atride m’a quittée, une terreur secrète,
Un noir pressentiment envoyé par les Dieux
Habite en mon esprit tout plein de ses adieux.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ô fille de Léda, bannis ces terreurs vaines ;
Songe qu’un sang divin fait palpiter tes veines.
Honneur de notre Hellas, Hélène aux pieds d’argent,
Ne tente pas le sort oublieux et changeant.

HÉLÈNE.

Par delà les flots bleus, vers les rives lointaines,
Quel dessein malheureux a poussé tes antennes,
Noble Atride ! Que n’ai-je accompagné tes pas !
Peut-être que mes yeux ne te reverront pas !
Je te prie, ô Pallas, ô Déesse sévère,
Qui dédaignes Éros et qu’Athènes révère,
Vierge auguste, guerrière au casque étincelant,
Du parjure odieux garde mon cœur tremblant.
Et toi, don d’Aphrodite, ô flamme inassouvie,
Apaise tes ardeurs qui dévorent ma vie !

LE CHŒUR DE FEMMES.

Daigne sourire encore, et te plaire à nos jeux,
Reine ! tu reverras ton époux courageux.
Déjà sur la mer vaste une propice haleine
Des bondissantes nefs gonfle la voile pleine,
Et les rameurs courbés sur les forts avirons
D’une mâle sueur baignent à flots leurs fronts.

HÉLÈNE.

Chante donc, et saisis ta lyre tutélaire,
Préviens des Immortels la naissante colère,
Doux et sage vieillard, dont les chants cadencés
Calment l’esprit troublé des hommes insensés.
Verse au fond de mon cœur, chantre de Maionie,
Ce partage des Dieux, la paix et l’harmonie.
Filles de Sparte, et vous, compagnes de mes jours,
De vos bras caressants entourez-moi toujours.

DÉMODOCE.

Terre au sein verdoyant, mère antique des choses,
Toi qu’embrasse Océan de ses flots amoureux,
Agite sur ton front tes épis et tes roses !
Ô fils d’Hypérion, éclaire un jour heureux !

Courbez, ô monts d’Hellas, vos prophétiques crêtes !
Lauriers aux larges fleurs, platanes, verts roseaux,
Cachez au monde entier, de vos ombres discrètes,
Le Cygne éblouissant qui flotte sur les eaux.

L’onde, dans sa fraîcheur, le caresse et l’assiège,
Et sur son corps sacré roule en perles d’argent ;
Le vent souffle, embaumé, dans ses ailes de neige :
Calme et superbe, il vogue et rayonne en nageant.

Vierges, qui vous jouez sur les mousses prochaines,
Craignez les flèches d’or que l’Archer Délien
Darde, victorieux, sous les rameaux des chênes ;
Des robes aux longs plis détachez le lien.

Le divin Eurotas, ô vierges innocentes,
Invite en soupirant votre douce beauté ;
Il baise vos corps nus de ses eaux frémissantes,
Palpitant comme un cœur qui bat de volupté.

Terre au sein verdoyant, mère antique des choses,
Toi qu’embrasse Océan de ses flots amoureux,
Agite sur ton front tes épis et tes roses !
Ô fils d’Hypérion, éclaire un jour heureux !

Sur tes bras, ô Léda, l’eau joue et se replie,
Et sous ton poids charmant se dérobe à dessein ;
Et le Cygne attentif, qui chante et qui supplie,
Voit resplendir parfois l’albâtre de ton sein.
Tes compagnes, ô Reine, ont revêtu sur l’herbe
Leur ceinture légère, et quitté les flots bleus.
Fuis le Cygne nageur, roi du fleuve superbe ;
N’attache point tes bras à son col onduleux !

Tyndare, sceptre en main, songe, l’âme jalouse,
Sur le trône d’ivoire avec tristesse assis :
Il admire en son cœur l’image de l’Épouse,
Et tourne vers le fleuve un regard indécis.

Mais le large Eurotas, la montagne et la plaine
Ont frémi d’allégresse. Ô pudeur sainte, adieu !
Et l’amante du Cygne est la mère d’Hélène,
Hélène a vu le jour sous les baisers d’un Dieu !

Terre au sein verdoyant, mère antique des choses,
Toi qu’embrasse Océan de ses flots amoureux,
Agite sur ton front tes épis et tes roses !
Ô fils d’Hypérion, éclaire un monde heureux !

HÉLÈNE.

Vieillard, ta voix est douce ; aucun son ne l’égale.
Telle chante au soleil la divine cigale,
Lorsque les moissonneurs, dans les blés mûrs assis,
Cessent pour l’écouter leurs agrestes récits.
Prends cette coupe d’or par Hèphaistos forgée.
Jamais, de l’Ionie aux flots du grand Aigée,
Un don plus précieux n’a ravi les humains.
Hélène avec respect le remet dans tes mains.
Ô divin Démodoce, ô compagnon d’Atrée,
Heureux le favori de la Muse sacrée !
De sa bouche féconde en flots harmonieux
Coule un chant pacifique ; et les cœurs soucieux,
Apaisant de leurs maux l’amertume cruelle,
Goûtent d’un songe heureux la douceur immortelle.
II

UN MESSAGER.

Ô fille de Léda, sur un char diligent
Dont la roue est d’ivoire aux cinq rayons d’argent,
Un jeune Roi, portant sur son épaule nue
La pourpre qui jadis de Phrygie est venue,
Sur le seuil éclatant du palais arrêté,
Demande le repos de l’hospitalité.
Des agrafes d’argent retiennent ses knémides ;
Sur le casque d’airain aux deux cônes splendides
Ondule, belliqueux, le crin étincelant,
Et l’épée aux clous d’or résonne sur son flanc.

HÉLÈNE.

Servez l’orge aux coursiers. L’hôte qui nous implore
Nous vient des Immortels, et sa présence honore.
Dans ce palais qu’Atride à ma garde a commis
Que le noble Étranger trouve des cœurs amis !

LE CHŒUR DE FEMMES.

STROPHE

Heureux le sage assis sous le toit de ses pères,
L’homme paisible et fort, ami de l’étranger !
Il apaise la faim, il chasse le danger !
Il fait la part des Dieux dans ses destins prospères,
Sachant que le sort peut changer !
Cher au fils de Kronos, sa demeuce est un temple ;
L’Hospitalité rit sur son seuil vénéré ;
Et sa vie au long cours que la terre contemple
Coule comme un fleuve sacré.

ANTISTROPHE

Zeus vengeur, vigilant, roi de l’Olympe large,
Comme un pâle vieillard, marche dans les cités.
Il dit que les Destins et les Dieux irrités
L’ont ployé sous la honte et sous la lourde charge
Des aveugles calamités.
Des pleurs baignent sa face, il supplie, il adjure...
Le riche au cœur de fer le repousse en tout lieu.
Ô lamentable jour, ineffaçable injure !
Ce suppliant était un Dieu.

ÉPODE

Couronné de printemps, chargé d’hivers arides,
Né d’un père héroïque ou d’un humble mortel,
Entre, qui que tu sois, au palais des Atrides ;
De Pallas bienveillante embrasse en paix l’autel ;
Reçois en souriant la coupe hospitalière
Où le vin étincelle et réjouit tes yeux ;
Et préside au festin joyeux,
Le front ceint de rose et de lierre,
Etranger qui nous viens des Dieux !
III

HÉLÈNE, DÉMODOCE, PÂRIS
Chœur de Femmes, Chœur d’Hommes.

HÉLÈNE.

Oui, sois le bienvenu dans l’antique contrée
De Pélops, Etranger à la tête dorée !
Si le sort rigoureux t’a soumis aux revers,
Viens ! des cœurs bienveillants et droits te sont ouverts.
Mais, sans doute, en ton sein l’espérance fleurie
Habite encor. Dis-nous ton père et ta patrie.
Est-il un roi, pasteur de peuples ? Que les Dieux
Gardent ses derniers jours des soucis odieux ;
Qu’il goûte longuement le repos et la joie !

PÂRIS.

J’ai respiré le jour dans l’éclatante Troie,
Dans la sainte Ilios, demeure des humains.
Les fils de Dardanos, fils de Zeus, de leurs mains
L’ont bâtie au milieu de la plaine féconde
Que deux fleuves divins arrosent de leur onde.
Mais Ilos engendra le grand Laomédon ;
Lui, Priamos mon père ; et Pâris est mon nom.

HÉLÈNE.

Sur le large océan à l’humide poussière,
N’as-tu point rencontré de trirème guerrière
Qui se hâte et revienne aux rivages d’Hellas ?
Tes yeux n’ont-ils point vu le divin Ménélas ?

PÂRIS.

Un songe éblouissant occupait ma pensée,
Reine, et toute autre image en était effacée.

HÉLÈNE.

Pardonne ! Vers la Krète assise au sein des eaux,
Affrontant Poséidon couronné de roseaux,
Mon époux, à la voix du sage Idoménée,
A soudain délaissé la couche d’hyménée
Et ce sombre palais où languissent mes jours ;
Et les jalouses mers le retiennent toujours.

PÂRIS.

Des bords où le Xanthos roule à la mer profonde
Les tourbillons d’argent qui blanchissent son onde,
Soumis aux Immortels, sur les flots mugissants,
Je suis venu vers toi, femme aux nobles accents.

HÉLÈNE.

Étranger, qu’as-tu dit ? Vers l’épouse d’Airide
Les Dieux auraient poussé ta trirème rapide !
Pour cet humble dessein tu quitterais les bords
Où tu naquis au jour, où tes pères sont morts,
Où, versant de longs pleurs, ta mère d’ans chargée
T’a vu fuir de ses yeux vers les ondes d’Aigée !

PÂRIS.

La patrie et le toit natal, l’amour pieux
De mes parents courbés par l’âge soucieux,
Ces vénérables biens, ô blanche Tyndaride,
N’apaisaient plus mon cœur plein d’une flamme aride.
Ô fille de Léda, pour toi j’ai tout quitté.
Écoute ! je dirai l’auguste vérité.

Aux cimes de l’Ida, dans les forêts profondes
Où paissaient à loisir mes chèvres vagabondes,
A l’ombre des grands pins je reposais, songeur.
L’Aurore aux belles mains répandait sa rougeur
Sur la montagne humide et sur les mers lointaines ;
Les Naïades riaient dans les claires fontaines,
Et la biche craintive et le cerf bondissant
Humaient l’air embaumé du matin renaissant.
Une vapeur soudaine, éblouissante et douce,
De l’Olympe sacré descendit sur la mousse ;
Les grands troncs respectés de l’orage et des vents
Courbèrent de terreur leurs feuillages mouvants ;
La source s’arrêta sur les pentes voisines,
Et l’Ida frémissant ébranla ses racines ;
Et de sueurs baigné, plein de frissons pieux,
Pâle, je pressentis la présence des Dieux.

De ce nuage d’or trois Formes éclatantes,
Sous les plis transparents de leurs robes flottantes
Apparurent debout sur le mont écarté.
L’une, fière et superbe, avec sérénité
Dressa son front divin tout rayonnant de gloire,
Et croisant ses bras blancs sur son grand sein d’ivoire :
— Cher fils de Priamos, tu contemples Héré, —
— Dit-elle ; et je frémis à ce nom vénéré.
Mais d’une voix plus douce et pleine de caresses :
— Ô pasteur de l’Ida, juge entre trois Déesses.
Si le prix de beauté m’est accordé par toi,
Des cités de l’Asie un jour tu seras roi. —
— L’autre, sévère et calme, et pourtant non moins belle
Me promit le courage et la gloire immortelle,
Et la force qui dompte et conduit les humains.
Mais la dernière alors leva ses blanches mains,
Déroula sur son cou de neige, en tresses blondes,
De ses cheveux dorés les ruisselantes ondes,
Dénoua sa ceinture, et sur ses pieds d’argent
Laissa tomber d’en haut le tissu négligent ;
Et, muette toujours, du triomphe assurée,
Elle sourit d’orgueil dans sa beauté sacrée.
Un nuage à sa vue appesantit mes yeux
Car la sainte Beauté dompte l’homme et les Dieux !
Et, le cœur palpitant, l’âme encore interdite,
Je dis : — Sois la plus belle, ô divine Aphrodite !
— La grande Héré, Pallas, plus promptes que l’éclair,
Comme un songe brillant disparurent dans l’air ;
Et Kypris : — Ô pasteur, que tout mortel envie,
De plaisirs renaissants je charmerai ta vie.
Va ! sur l’onde propice à ton heureux vaisseau,
Fuis Priamos ton père, Ilios ton berceau ;
Cherche Hellas et les bords où l’Eurotas rapide
Coule ses flots divins sous le sceptre d’Atride ;
Et la fille de Zeus, Hélène aux blonds cheveux,
J’en atteste le Styx ! accomplira tes vœux. —

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ce récit merveilleux a charmé mon oreille.
À cette douce voix nulle voix n’est pareille.
Des Muses entouré, tel, le Roi de Délos
Mêle un hymne sonore au murmure des flots.
Serait-ce point un Dieu ? le Délien lui-même,
Le front découronné de sa splendeur suprême,
Noble Hélène, qui vient, cachant sa majesté,
D’un hommage divin honorer ta beauté ?

LE CHŒUR D’HOMMES.

STROPHE.

Descends des neiges de Kyllène,
Ô Pan, qui voles sur les eaux !
Accours, et d’une forte haleine
Emplis les sonores roseaux.
Viens ! de Nyse et de Gnosse inspire-moi les danses
Et les rites mystérieux.
J’ai frémi de désir, j’ai bondi tout joyeux.
Il me plaît d’enchaîner les divines cadences,
Ô Pan ! Roi qui conduis le chœur sacré des Dieux !

ANTISTROPHE.

Franchis les mers Icariennes,
Jeune Hèlios au char doré,
Et que les lyres Déliennes
Chantent sur un mode sacré !
Compagnes d’Artémis qui, dans les bois sauvages,
Dansez sur les gazons naissants,
Ô nymphes, accourez de vos pieds bondissants !
Dieux vagabonds des mers, formez sur les rivages
Un chœur plein d’allégresse au bruit de mes accents !

ÉPODE.

Vierges ceintes de laurier-rose,
Dites un chant mélodieux ;
Semez l’hyacinthe et la rose
Aux pieds de la fille des Dieux !
Vierges de Sparte, que la joie
En molles danses se déploie !
Faites couler l’huile et le vin !
Effleurez le sol de vos rondes,
Et dénouez vos tresses blondes
Au souffle frais d’un vent divin !

HÉLÈNE.

Je rends grâces à ceux de qui je tiens la vie,
S’il faut qu’avec honneur je comble ton envie,
Jeune homme. Parle donc. La fille de Léda,
Et la reine de Sparte, ô pasteur de l’Ida,
Peut, de riches trésors emplissant ta nef vide,
Contenter les désirs de ta jeunesse avide.
Que réclame ton cœur ? Que demandent tes vœux !
Mes étalons, ployant sur leurs jarrets nerveux,
Nourris dans les vallons et les plaines fleuries,
À cette heure couverts de chaudes draperies,
Hennissent en repos. Ils sont à toi, prends-les !
Prends cet autel sacré, gardien de mon palais,
Et l’armure éclatante et le glaive homicide
Que Pallas a remis entre les mains d’Atride ;
Prends ! et vers l’heureux bord où s’ouvrirent tes yeux
Guide à travers les flots tes compagnons joyeux.

PÂRIS.

Noble Hélène, mon père, en sa demeure immense,
Possède assez de gloire et de magnificence ;
Assez d’or et d’argent, vain désir des mortels
Décorent de nos Dieux les éclatants autels.
Garde, fille de Zeus, tes richesses brillantes,
Et ce fer qui d’Atride arme les mains vaillantes,
Et cet autel d’airain à Pallas consacré.
Ce que je veux de toi, Reine, je le dirai,
Car le Destin commande, et je ne puis me taire :
Il faut abandonner Sparte, Atride et la terre
D’Hellas, et, sans tarder, à l’horizon des flots,
Suivre le Priamide aux murs sacrés d’Ilos.

HÉLÈNE.

Étranger ! si déjà de la maison d’Atrée
Tes pas audacieux n’eussent franchi l’entrée,
Si tu n’étais mon hôte, enfin, et si les Dieux
N’enchaînaient mon offense en un respect pieux,
Imprudent Étranger, tu quitterais sur l’heure
La belliqueuse Sparte, Hélène et la demeure
D’Atride ! Mais toujours un hôte nous est cher.
Tu n’auras pas en vain bravé la vaste mer
Et les vents orageux de la nue éternelle.
Viens donc. Le festin fume et la coupe étincelle ;
Viens goûter le repos. Mais, Étranger, demain
Des rives du Xanthos tu prendras le chemin !
IV.

DÉMODOCE, Demi-chœur de Femmes,
Demi-chœur d’Hommes.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Dieux ! donnez-vous raison aux terreurs de la Reine ?
C’en est-il fait, ô Dieux, de notre paix sereine ?
Je tremble, et de mes yeux déjà remplis de pleurs,
Je vois luire le jour prochain de nos douleurs.
Dis-nous, sage vieillard aux mains harmonieuses,
Ô disciple chéri des Muses glorieuses,
Ô Démodoce, ami des Immortels, dis-nous
Si, loin de Sparte et loin de notre ciel si doux,
Nos yeux, nos tristes yeux, emplis d’une ombre noire,
Verront s’enfuir Hélène infidèle à sa gloire !

DÉMODOCE.

Les équitables Dieux, seuls juges des humains,
Dispensent les brillants ou sombres lendemains.
Ils ont scellé ma bouche, et m’ordonnent de taire
Leur dessein formidable en un silence austère.

LE CHŒUR D’HOMMES.

Ô vieillard, tu le sais, le Destin a parlé.
J’en atteste l’Hadès et l’Olympe étoilé !
Bannis de ton esprit le doute qui l’assiège.
Non, ce n’est point en vain, vierges aux bras de neige,
Que l’Immortelle née au sein des flots amers
A tourné notre proue à l’horizon des mers,
Et que durant dix jours nos rames courageuses
Ont soulevé l’azur des ondes orageuses.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ô cruelle Aphrodite ! et toi, cruel Éros !

LE CHŒUR D’HOMMES.

Enfant, roi de l’Olympe ! ô Reine de Paphos !

DÉMODOCE.

La jeunesse est crédule aux espérances vaines ;
Elle éblouit nos yeux et brûle dans nos veines ;
Et des Songes brillants le cortège vainqueur
D’un aveugle désir fait palpiter le cœur.

LE CHŒUR D’HOMMES.

STROPHE.

Divine Hébé, blonde Déesse,
La coupe d’or de Zeus étincelle en tes mains.
Salut, ô charme des humains,
Immortelle et douce Jeunesse !
Une ardente lumière, un air pur et sacré
Versent la vie à flots au cœur où tu respires :
Plein de rayons et de sourires,
Il monte et s’élargit dans l’Olympe éthéré !

ANTISTROPHE.

Les Jeux, les Rires et les Grâces,
Éros à l’arc d’ivoire, Aphrodite au beau sein,
Et les Désirs, comme un essaim,
Vont et s’empressent sur tes traces.
Le flot des mers pour toi murmure et chante mieux ;
Une lyre cachée enivre ton oreille ;
L’aube est plus fraîche et plus vermeille,
Et l’étoile nocturne est plus belle à tes yeux.

ÉPODE.

Ô vierge heureuse et bien aimée,
Ceinte des roses du printemps,
Qui, dans ta robe parfumée,
Apparus au matin des temps !
Ta voix est comme une harmonie ;
Les violettes d’Ionie
Fleurissent sous ton pied charmant.
Salut, ô Jeunesse féconde,
Dont les bras contiennent le monde
Dans un divin embrassement !

DÉMODOCE.

Bienheureuse l’austère et la rude jeunesse
Qui rend un culte chaste à l’antique vertu !
Mieux qu’un guerrier de fer et d’airain revêtu,
Le jeune homme au cœur pur marche dans la sagesse.
Le myrte efféminé n’orne point ses cheveux ;
II n’a point effeuillé la rose Ionienne ;
Mais sa bouche est sincère et sa face est sereine,
Et la lance d’Arès charge son bras nerveux.
En de mâles travaux ainsi coule sa vie.
Si parfois l’étranger l’accueille à son foyer,
Il n’outragera point l’autel hospitalier
Et respecte le seuil où l’hôte le convie.
Puis les rapides ans inclinent sa fierté ;
Mais la vieillesse auguste ennoblit le visage !
Et qui vécut ainsi, peut mourir : il fut sage,
Et demeure en exemple à la postérité.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Vierge Pallas, toujours majestueuse et belle,
Préserve-moi d’Éros ! À ton culte fidèle,
Dans la maison d’Hélène et dans la chasteté
Je fuirai du plaisir l’amère volupté.
Sous ton égide d’or, ô sereine Déesse,
Garde d’un souffle impur la fleur de ma jeunesse !

LE CHŒUR D’HOMMES.

Déesse, qui naquis de l’écume des mers,
Dont le rire brillant tarit les pleurs amers,
Aphrodite ! à tes pieds la terre est prosternée.
Ô mère des Désirs, d’Éros et d’Hyménée,
Ceins mes tempes de myrte, et qu’un hymne sans fin
Réjouisse le cours de mon heureux destin !

DÉMODOCE.

Le Désir est menteur, la Joie est infidèle.
Toi seule es immuable, ô Sagesse éternelle !
L’heure passe, et le myrte à nos fronts est fané ;
Mais l’austère bonheur que tu nous as donné,
Semblable au vaste mont qui plonge aux mers profondes
Demeure inébranlable aux secousses des ondes.

LE CHŒUR D’HOMMES.

Le souffle de Borée a refroidi vos cieux.
Oh ! combien notre Troie est plus brillante aux yeux !
Vierges, suivez Hélène aux rives de Phrygie,
Où le jeune Iakkhos mène la sainte Orgie,
Où la grande Kybèle au front majestueux,
Sut le dos des lions, fauves tueurs de bœufs,
Du Pactole aux flots d’or vénérable habitante,
Couvre plaines et monts de sa robe éclatante !

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ô verts sommets du Taygète, ô beau ciel !
Dieux de Pélops, Dieux protecteurs d’Hélène !
Vents qui soufflez une si douce haleine
Dans les vallons du pays paternel !
Et vous, témoins d’un amour immortel,
Flots d’Eurotas, ornement de la plaine !

DÉMODOCE.

Etrangers, c’est en vain qu’en mots harmonieux
Vous caressez l’oreille et l’esprit curieux.
C’est assez. Grâce aux Dieux qui font la destinée,
Au sol de notre Hellas notre âme est enchaînée,
Et la terre immortelle où dorment nos aïeux
Est trop douce à nos cœurs et trop belle à nos yeux.
Les vents emporteront ta poussière inféconde,
Ilios ! Mais Hellas illumine le monde !
V

HÉLÈNE, PÂRIS, DÉMODOCE,
Chœur de Femmes, Chœur d’Hommes.

HÈLÈNE.

Tes lèvres ont goûté le froment et le vin,
Ô Priamide ! Ainsi l’a voulu le Destin.
Du seuil hospitalier j’ai gardé la loi sainte.
Mais de Sparte déjà dorant la vaste enceinte,
L’Aurore a secoué ses rosés dans l’azur,
L’étoile à l’horizon incline un front obscur,
Dans le large Eurotas ta trirème lavée
Sur les flots, par les vents, s’agite soulevée ;
Va ! que Zeus te protège, et que les Dieux marins
T’offrent un ciel propice et des astres sereins !
Tu reverras l’Ida couronné de pins sombres,
Et les rapides cerfs qui paissent sous leurs ombres,
Et les fleuves d’argent, Simoïs et Xanthos,
Et tes parents âgés, et les remparts d’Ilos.
Heureux qui, sans remords et d’une âme attendrie,
Revoit les cieux connus et la douce pairie !

PÂRIS.

Ô blanche Tyndaride, ô fille de Léda,
Noble Hélène ! Aphrodite, au sommet de l’Ida,
À mes yeux transportés éblouissante et nue,
Moins sublime, apparut du milieu de la nue !
N’es-tu point Euphrosyne au corps harmonieux
Dont rêvent les humains et qu’admirent les Dieux ?
Ou la blonde Aglaé dont les molles paupières
Enveloppent les cœurs d’un tissu de lumières ?
L’or de tes cheveux brûle, et tes yeux fiers et doux
Font palpiter le sein et courber les genoux.
Tes pieds divins sans doute ont foulé les nuées !
Les vierges de Phrygie aux robes dénouées,
Etoiles qui du jour craignent l’auguste aspect,
Vont pâlir devant toi d’envie et de respect.
Viens ! Aphrodite veut qu’aux bords sacrés de Troie
J’emporte avec orgueil mon éclatante proie !
Elle-même, prodigue en son divin secours,
De ma rapide nef a dirigé le cours.

HÈLÈNE.

Ô vous, fils du grand Zeus, Dioscures sublimes,
Qui de l’Olympe auguste illuminez les cimes,
Vous qui, levant la pique et le ceste guerrier,
Jadis avez conquis le divin bélier !
Chère gloire d’Hellas, amis de mon enfance,
Mes frères, entendez votre sœur qu’on offense !
Et toi, vierge Pallas, gardienne de l’hymen,
Qui portes l’olivier et la lance en ta main,
Vois combien ce regard me pénètre et m’enflamme !
Mets ta force divine, ô Pallas, dans mon âme ;
Soutiens mon lâche cœur dans ce honteux danger.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Dieux, chassez de nos murs ce funeste Étranger !

PÂRIS.

Hélène aux pieds d’argent, des femmes la plus belle,
Mon cœur est dévoré d’une ardeur immortelle !

HÈLÈNE.

Je ne quitterai point Sparte aux nombreux guerriers,
Ni mon fleuve natal et ses roses lauriers,
Ni les vallons aimés de nos belles campagnes
Où danse et rit encor l’essaim de mes compagnes,
Ni la couche d’Atride et son sacré palais.
Crains de les outrager, Priamide ! fuis-les !
Sur ton large navire, au delà des mers vastes,
Fuis ! et ne trouble pas des jours calmes et chastes.
Heureux encor si Zeus, de ton crime irrité,
Ne venge mon injure et l’hospitalité !
Fuis donc, il en est temps ! Déjà sur l’onde Aigée,
Au mâle appel d’Hellas et d’Hélène outragée,
Le courageux Atride excite ses rameurs :
Regagne ta Phrygie, ou, si tu tardes, meurs !

PÂRIS.

La rose d’Ionie ornera ma trirème,
Et tu seras à moi, noble femme que j’aime !
Les Dieux me l’ont promis ; nous trompent-ils jamais ?

HÈLÈNE.

Ils m’en sont tous témoins, Étranger, je te hais !
Ta voix m’est odieuse et ton aspect me blesse.
Ô justes Dieux, grands Dieux ! secourez ma faiblesse !
Je t’implore, ô mon père, ô Zeus ! Ah ! si toujours
J’ai vénéré ton nom de pieuses amours ;
Fidèle à mon époux et vertueuse mère,
Si du culte d’Éros j’ai fui l’ivresse amère ;
Souviens-toi de Léda, toi, son divin amant,
Mon père ! et de mon sein apaise le tourment.
Permets qu’en son palais où Pallas le ramène
Le noble Atride encor puisse être fier d’Hélène,
Ô Zeus, ô mon époux, ô ma fille, ô vertu,
Sans relâche parlez à mon cœur abattu ;
Calmez ce feu secret qui sans cesse m’irrite !
Je hais ce Phrygien, ce prêtre d’Aphrodite,
Cet hôte au cœur perfide, aux discours odieux...
Je le hais ! Mais qu’il parte, et pour jamais... Grands Dieux !
Je l’aime ! C’est en vain que ma bouche le nie,
Je l’aime et me complais dans mon ignominie !

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ô Reine, tes douleurs me pénètrent d’effroi !

LE CHŒUR D’HOMMES.

Tu triomphes, Éros, et Pâris avec toi !

LE CHŒUR DE FEMMES.

Éros ! épargne Hélène, ou frappe-moi pour elle.

LE CHŒUR D’HOMMES.

Poursuis, divin Éros, dompte ce cœur rebelle.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Aphrodite et Pallas, ô combat abhorré !
Se disputent Hélène et son cœur déchiré.

HÈLÈNE.

Ne cesserez-vous point, Destins inexorables,
D’incliner vers le mal les mortels misérables ?

LE CHŒUR D’HOMMES.

Pleurs, combats insensés, inutiles efforts!
Tu résistes en vain, et les Dieux sont plus forts.

DÉMODOCE.

Toi, par qui la terre féconde
Gémit sous un tourment cruel,
Éros, dominateur du ciel,
Éros, Éros, dompteur du monde !
Par delà les flots orageux,
Par delà les sommets neigeux,
Plus loin que les plaines fleuries
Où les Nymphes, des Dieux chéries,
Mêlent leurs danses et leurs jeux,
Tu touches à tous les rivages ;
Tu poursuis dans les bois sauvages
Les chasseresses aux pieds prompts ;
Tu troubles l’équité des sages
Et tu découronnes leurs fronts !
L’épouse, dans son cœur austère,
Durant le silence des nuits,
Sent glisser ton souffle adultère,
Et sur sa couche solitaire
Rêve, en proie aux brûlants ennuis.
Tout mortel aux jours éphémères,
De tes flèches sans cesse atteint,
A versé des larmes amères.
Jamais ta fureur ne s’éteint,
Jamais tu ne fermes tes ailes.
Tu frappes, au plus haut des cieux,
Les palpitantes Immortelles
D’un trait certain et radieux,
Et, réglant l’Éther spacieux,
Présidant aux lois éternelles,
Tu sièges parmi les grands Dieux,
Toi, par qui la terre féconde
Gémit sous un tourment cruel,
Éros, Éros, dompteur du monde,
Éros, dominateur du ciel !

PÂRIS.

Enfant divin, sois-moi favorable ! Attendrai-je
Que l’âge sur ma tête ait secoué sa neige
Et flétri pour jamais les roses et mon cœur ?
Ô volupté, nectar, enivrante liqueur,
Ô désir renaissant et doux, coupe de flamme,
Tu verses à la fois tout l’Olympe dans l’âme !

HÈLÈNE.

Heureuse qui peut vivre et peut mourir aux lieux
Où l’aurore première a réjoui ses yeux,
Et qui, de fils nombreux chaste mère entourée,
Laisse au fond de leurs cœurs sa mémoire honorée !
Mais quoi ! ne suis-je plus Hélène ? — Phrygien !
Atride est mon époux, ce palais est le sien...
Fuis ! ne me réponds point. Je le veux, je l’ordonne !...
Mais je ne puis parler, la force m’abandonne,
Mon cœur cesse de battre, et déjà sous mes yeux
Roule le Fleuve noir par qui jurent les Dieux.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ô Zeus, secours au moins ta fille malheureuse !
Ô Pallas-Athéné, Déesse généreuse,
Viens, je t’implore ! Rouvre à la douce clarté
Les yeux mourants d’Hélène. Ô jour, jour détesté,
Jour d’amères douleurs, de larmes, de ruine !
Ô funeste Étranger, vois la fille divine
De Zeus et de Léda ! Remplissez nos remparts
De lamentations, guerriers, enfants, vieillards !...
Hélas ! faut-il qu’Hélène aux pieds d’argent se meure !
Les Dieux, ô fils d’Atrée, ont frappé ta demeure.

PÂRIS.

Noble Hélène, reviens à la vie ! et plains-moi.
J’ai causé ta colère et ton cruel effroi,
Et, troublant de ces lieux la paix chaste et sereine,
Offensé ton cœur fier et mérité ta haine ;
Mais la seule Aphrodite a dirigé mes pas :
Plains-moi, fille de Zeus, et ne me punis pas !
Plus grande est ta beauté, plus ta présence est douce,
Plus l’auguste respect me dompte et me repousse.
Pardonne ! je retourne en mon lointain pays.
Rebelle aux Immortels, je pars et t’obéis,
Heureux si ta pitié, par delà l’onde amère,
Suit durant un seul jour ma mémoire éphémère.
Fuyons ! Des pleurs amers s’échappent de mes yeux.
Noble Hélène, reçois mes suprêmes adieux ;
Salut, gloire d’Hellas, je t’aime et je t’honore !

HÈLÈNE.

Priamide divin, ton cœur est noble encore.
Sois heureux ! Je rends grâce au généreux dessein
Que ta jeune sagesse a fait naître en ton sein :
Il est digne des Dieux d’où sort ta race antique ;
Et se vaincre soi-même est d’un cœur héroïque !
VI

HÉLÈNE, DÉMODOCE,
Chœur de Femmes.

STROPHE.

Ô charme du vaste Univers,
Ô terre de Pallas l’invincible Déesse,
Exhale un hymne d’allégresse,
Émeus l’Olympe au bruit de tes sacrés concerts !
Hellas ! ô belle Hellas, terre auguste et chérie,
Mes yeux ont vu pâlir ta gloire, ô ma patrie !
Mais Zeus a dissipé l’ombre vaine d’un jour ;
Et de Pallas les mains paisibles
Brisent les traits d’Eros, si longtemps invincibles :
La sagesse a vaincu l’amour !

ANTISTROPHE.

Dieux propices aux matelots,
Sur les eaux de la mer soufflez, doux Éolides !
Poussez nos trirèmes rapides
A travers l’étendue et l’écume des flots.
Reviens, ô fils d’Atrée, au berceau de tes pères,
Et poursuis l’heureux cours de tes destins prospères.
La fille de Léda, reine aux cheveux dorés,
Honneur d’Hellas que Zeus protège,
Ô courageux époux, t’ouvre ses bras de neige
Pour des embrassements sacrés !

ÉPODE.

Ciel natal, lumière si douce,
De ton plus bel éclat resplendis à mes yeux !
Ô Nymphes aux pieds nus, sur un mode joyeux,
Du Taygète foulez la mousse !
Ô Démodoce, chante un hymne harmonieux !
Aux sons des lyres d’or, en longues théories,
Les tempes de roses fleuries,
Femmes de Sparte, allez vers les sacrés autels !
Et que le sang pur des victimes
Et l’encens à longs flots et les chœurs magnanimes,
Dans l’Olympe aux voûtes sublimes,
Réjouissent les Immortels !

DÉMODOCE.

Interrompez vos chants, ô Vierges innocentes !
La sombre inquiétude et les peines cuisantes
Du front de notre Hélène assiègent la pâleur.
Ô Vierges, respectez sa secrète douleur !
De votre âge fleuri les tristesses légères
Se dissipent bientôt en vapeurs passagères,
Et de vos yeux brillants les doux pleurs sont pareils
Aux larmes de la Nuit sur les rameaux vermeils :
Prompts à naître, à tarir plus faciles encore.
Votre peine en rosée au soleil s’évapore,
Ô Vierges ! Mais le cœur où les Dieux ont passé
Garde longtemps le trait profond qui l’a blessé
Il se plaît à poursuivre une incessante image,
Et des pleurs douloureux sillonnent le visage.

HÈLÈNE.

Vieillard, le doux repos s’est éloigné de moi :
Mon lâche cœur est plein d’amertume et d’effroi.
Tu l’as dit, de ce cœur profonde est la blessure,
Et les Dieux de ma honte ont comblé la mesure.
Je l’avoue, — et mon front en rougit, tu le vois, —
Mon oreille a gardé le doux son de sa voix ;
De sa jeune fierté l’irrésistible grâce
À mes regards encore en songe se retrace...
Je l’aime !... Éros ! voilà de tes funestes jeux !...
Dis-moi que mon époux est sage et courageux,
Vieillard, et que sans doute, en mon âme abusée,
Un sombre rêve a mis cette image insensée ;
Dis-moi qu’Atride m’aime et qu’en ce dur moment
Il brave la tempête et le flot écumant,
Qu’il m’a commis l’honneur de sa vie héroïque,
Que je l’aime !... Ô douleur ! ô race fatidique
D’Atrée ! ô noir destin, et déplorable jour !
Flammes qui consumez mon cœur, ô lâche amour !
C’est en vain que sa vue à mes yeux est ravie,
Il emporte la gloire et la paix de ma vie !

DÉMODOCE.

Noble Hélène, les Dieux, d’où naissent nos travaux,
Aux forces de nos cœurs ont mesuré nos maux,
Et dans les parts qu’ils font des fortunes diverses
Ils livrent les meilleurs aux plus rudes traverses,
Certains que tout mortel armé de sa vertu
Sous le plus lourd destin n’est jamais abattu...
Rejetez loin de vous, murs belliqueux de Sparte,
L’hôte qui vous outrage. Ô Zeus, Pallas ! qu’il parte !
Et que les jours futurs dévoilés à mes yeux
S’effacent comme l’ombre à la clarté des cieux !

HÈLÈNE.

Toi que les Dieux ont fait confident de leur haine,
De quels funestes coups frapperont-ils Hélène ?

DÉMODOCE.

Laissons faire les Dieux. Oublie un vain discours ;
Que Zeus et que Pallas te gardent de beaux jours !
Puisse la paix divine et la forte sagesse
Descendre dans ton âme et bannir ta tristesse !
La sereine douceur d’un amour vertueux
Verse le calme au fond des cœurs tumultueux ;
Tel, dans la voûte obscure où grondent les orages,
Un regard d’Hèlios dissipe les nuages.

HÈLÈNE.

Mon père, ta sagesse est grande. Que le ciel
Couronne tes vieux ans d’un honneur immortel !
J’écouterai toujours d’un esprit favorable
L’harmonieux conseil de ta voix vénérable.
Et vous, ô sœurs d’Hélène, ô beaux fronts ceints de fleurs !
De vos jeunes accords endormez mes douleurs.
J’aime vos chants si doux où la candeur respire,
Et mon front s’illumine à votre heureux sourire.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Penché sur le timon, et les rênes en mains,
Hèlios presse aux cieux le splendide attelage ;
Il brûle dans son cours l’immobile feuillage
Des bois vierges de bruits humains.

Les tranquilles forêts de silence sont pleines ;
Et la source au flot clair du rocher tout en pleurs
Tombe et mêle aux chansons des furtives haleines
Son murmure parmi les fleurs.

Ô divine Artémis, vierge aux flèches rapides,
Accours ! l’heure est propice au bain mystérieux :
Sans craindre des mortels le regard curieux,
Plonge dans les ondes limpides.

Chasseresses des bois, ô Nymphes, hâtez-vous,
Dénouez d’Artémis la rude et chaste robe.
Voyez ! ce bois épais et sombre la dérobe
Aux yeux mêmes des Dieux jaloux.

Et l’onde frémissante a reçu la Déesse
Et retient son beau corps dans un baiser tremblant.
Elle rit, et l’essaim joyeux, étincelant,
Des nymphes, l’entoure et la presse.

Mais quel soupir émeut le feuillage prochain ?
Serait-ce quelque vierge égarée et peureuse,
Ou l’Aigipan moqueur, ou le jeune Sylvain,
Qui pousse une plainte amoureuse ?

C’est toi, fils d’Aristée, aux molosses chasseurs,
Qui surprends Artémis dans sa blancheur de neige,
Nue, et passant du front l’éblouissant cortège
Que lui font ses divines sœurs.
Fuis, chasseur imprudent ! Artémis irritée
T’aperçoit et se lève au milieu des flots clairs,
Et sa main sur ton front lance l’onde agitée ;
Ses grands yeux sont tout pleins d’éclairs.

La corne aux noirs rameaux sur ta tête se dresse ;
Tu cours dans les halliers comme un cerf bondissant...
Et ta meute infidèle, en son aveugle ivresse,
Hume l’arôme de ton sang.

Malheureux ! plus jamais dans les forêts aimées
Tu ne retourneras, ton arc entre les mains.
Ah ! les Dieux sont cruels ! aux douleurs des humains
Toujours leurs âmes sont fermées.

HÈLÈNE.

Oui, les Dieux sont cruels !... Ô jours, jours d’autrefois !
De ma mère Léda doux baisers, douce voix,
Bras caressants et chers où riait mon enfance,
Ô souvenirs sacrés que j’aime et que j’offense,
Salut ! — Un noir nuage entre mon cceur et vous
D’heure en heure descend comme un voile jaloux.
Salut, seuil nuptial, maison du fils d’Atrée,
Ô chastes voluptés de sa couche sacrée !
De la grande Pallas autel hospitalier,
Où j’ai brûlé la myrrhe et l’encens familier !
Ô cité de Tyndare ! Ô rives de mon fleuve,
Où l’essaim éclatant des beaux cygnes s’abreuve
Et nage, et, comme Zeus, quittant les claires eaux,
Poursuit la blanche Nymphe à l’ombre des roseaux !
Salut, ô mont Taygète, ô grottes, ô vallées,
Qui, des rires joyeux de nos vierges, troublées,
Sur les agrestes fleurs et les gazons naissants,
Avez formé mes pas aux rythmes bondissants !
Salut, chère contrée où j’ai vu la lumière !
Trop fidèles témoins de ma vertu première,
Salut ! Je vous salue, ô patrie, ô beaux lieux.
D’Hélène pour jamais recevez les adieux.
Une flamme invincible irrite dans mes veines
Un sang coupable... Assez, assez de luttes vaines,
D’intarissables pleurs, d’inutiles remords !...
Accours ! emporte-moi, Phrygien, sur tes bords !
Achève enfin, Éros, ta victoire cruelle.
Et toi, fille de Zeus, ô gardienne infidèle,
Pallas, qui m’as trahie ; et vous, funestes Dieux,
Qui me livrez en proie à mon sort odieux,
Qui me poussez aux bras de l’impur adultère...
Par le Fleuve livide et l’Hadès solitaire,
Par Niobé, Tantale, Atrée et le Festin
Sanglant ! par Perséphone et par le noir Destin,
Par les fouets acharnés de la pâle Érinnye,
Ô Dieux cruels, Dieux sourds ! ô Dieux, je vous renie !
Viens, Priamide ! viens ! je t’aime, et je t’attends !

DÉMODOCE.

Ah ! qu’il presse sa fuite ! — Hélène, il n’est plus temps.
Sur l’écume du fleuve il vogue, et j’en rends grâces
Aux Dieux ! Les flots mouvants ont effacé ses traces.

HÈLÈNE.

Éros brûle en mon sein ! Ô vieillard, je me meurs.
Va, Démodoce, cours ! De tes longues clameurs
Emplis les bords du fleuve. Arrête sa trirème.
Dis-lui que je l’attends et je supplie et l’aime !

DÉMODOCE.

Par ton vaillant époux, par la gloire d’Hellas,
Puissent de Zeus vengeur les foudres en éclats
Frapper ma tête impie et livrer ma poussière
Aux vents d’orage, si j’écoute ta prière !

LE CHŒUR DE FEMMES.

Malheureuse et cruelle Hélène, qu’as-tu dit ?

HÈLÈNE.

Vierges, séchez vos pleurs, car mon sort est prédit :
Il faut courber le front sous une loi plus forte.
Ah ! sans doute il est lourd, le poids que mon cœur porte ;
Ils sont amers, les pleurs qui tombent de mes yeux,
Mais les Dieux l’ont voulu : je m’en remets aux Dieux.
Ils ont troublé ma vie... Eh bien ! quoiqu’il m’en coûte,
J’irai jusques au bout de ma funeste route :
Gloire, honneur et vertu, je foulerai du pié
Ce que l’homme et le Ciel révèrent, sans pitié,
Sans honte ! et quand viendra le terme de mon âge,
Voilà, dirai-je aux Dieux, votre exécrable ouvrage !
VII

HÉLÈNE, DÉMODOCE, PÂRIS
Chœur de Femmes.

PÂRIS.

Viens ! mes forts compagnons, à la fuite animés,
Poussent des cris joyeux, des avirons armés.

HÈLÈNE.

Les Dieux m’ont entendue !

DÉMODOCE.

Envoyé des lieux sombres
Ou d’un sceptre de fer Aidès conduit les Ombres,
Toi, Priamide ! — et toi, dont le cœur est changeant
Et perfide ! écoutez... Sur son trépied d’argent,
Dans Larisse, le Dieu qu’honore Lykorée
Fit entendre autrefois sa parole sacrée.
Jeune encor, mais déjà plein de transports pieux,
J’accoutumais ma voix aux louanges des Dieux,
Et le grand Apollôn guidait mes pas timides
Sur les sommets chéris des chastes Piérides.
Livrant à mes regards les temps encor lointains,
Le Dieu me révéla vos sinistres destins,
Ô Dardanide, et toi, d’Éros indigne esclave !

PÂRIS.

Résiste-t-on aux Dieux ? malheur à qui les brave !
Vieillard, les feux tombés du char d’or d’Hèlios
N’amollissent jamais le front glacé d’Athos :
Des songes enflammés l’âge froid te protège,
Et plus rien de ton cœur n’échauffera la neige.

DÉMODOCE.

Jeune homme, ils sont aimés des justes Immortels,
Ceux qui vivent en paix sur les bords paternels,
Et, des simples vertus suivant le cours austère,
Calment à ce flot pur la soif qui les altère.
Et toi, ma fille, toi qu’entoura tant d’amour
Depuis l’heure si chère où tu naquis au jour,
Ma fille, entends ma voix ! Mes riantes années
Au souffle des hivers se sont toutes fanées,
J’ai vécu longuement. Je sais le lendemain
Des ivresses d’une heure et du désir humain.
Femme de Ménélas, je te prie et t’adjure :
Souviens-toi d’Athéné qui venge le parjure !

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ô fille de Léda, noble Hélène aux pieds blancs,
Nous pressons tes genoux avec nos bras tremblants !

HÈLÈNE.

C’est assez. J’obéis à tes flammes divines,
Éros ! — Emporte-moi sur les ondes marines,
Ô Pâris ! — Hèlios luit dans l’Olympe en feu.
Adieu, Vierges de Sparte ! Ô Démodoce, adieu !

LE CHŒUR DE FEMMES.

Arrête, Hélène ! arrête, ô malheureuse Hélène !
Prends en pitié ta gloire et notre amère peine...
Elle fuit ! et déjà son long voile flottant
Disparaît au détour du portique éclatant.
Tombez, écroulez-vous, murs du palais antique !
Ô sol, ébranle-toi sur sa trace impudique !

DÉMODOCE.

C’en est fait ! L’eau gémit sous l’effort des nageurs.
Fuis donc, couple fatal, et crains les Dieux vengeurs !

LE CHŒUR DE FEMMES.

STROPHE.

Divins frères d’Hélène, éclatants Dioscures,
Qui brillez à nos yeux, durant les nuits obscures,
À l’horizon des vastes mers !
Refusez vos clartés si pures
Au vaisseau ravisseur qui fend les flots amers.
Beaux astres qui régnez au milieu des étoiles,
Laissez, de l’Olympe attristé,
D’une éternelle nuit tomber les sombres voiles :
Gloire, vertu, patrie, Hélène a tout quitté !

ANTISTROPHE.

Comme la rose en proie aux souffles de Borée,
Qui ne voit pas finir l’aube qui l’a dorée,
Tombe et se fane en peu d’instants,
Ma jeunesse, aux pleurs consacrée,
Ne verra pas la fin de son heureux printemps !
Ô mousses du Taygète, ô fleurs de nos vallées,
Propices à nos chœurs joyeux,
Qu’autrefois elle aimait, que ses pas ont foulées,
Flétrissez-vous : Hélène a renié ses Dieux !

ÉPODE.

Vers ton palais désert et sombre, ô noble Atride,
À travers les flots orageux,
Ne hâte point le cours de ta nef intrépide :
Tu ne reverras plus la blanche Tyndaride
Aux cheveux d’or, aux pieds neigeux !
Pleure comme une femme, ô guerrier courageux !
Du Cygne et de Léda celle qui nous est née,
Sur la pourpre étrangère, insensible à nos pleurs,
Oublie Hellas abandonnée...
Grands Dieux ! de roses couronnée,
Hélène rit de nos douleurs !

DÉMODOCE.

Ô Phoibos-Apollôn ! de ta bouche divine
Coule la vérité dont l’esprit s’illumine !
Roi des Muses, chanteur des monts et des forêts,
Roi de l’Arc d’or, armé d’inévitables traits,
Ô dompteur de Python, souverain de Larisse !
Que l’Océan immense et profond se tarisse,
Que l’impalpable Aithèr, d’où ton char radieux
Verse la flamme auguste aux hommes comme aux Dieux,
S’écroule, et que l’Hadès impénétrable et sombre
Engloutisse le monde éternel dans son ombre,
Si, délaissant ton culte et rebelle à tes lois,
Je doutais, Apollôn, des accents de ta voix !
Ô fiers enfants d’Hellas, ô races courageuses,
Emplissez et troublez de clameurs belliqueuses
La hauteur de l’Olympe et l’écho spacieux
Des plaines et des monts où dorment vos aïeux !
De l’Epire sauvage aux flots profonds d’Aigée,
Levez-vous pour venger la patrie outragée !
Saisissez, ô guerriers, d’une robuste main
Et le glaive homicide et la pique d’airain !
Pousse des cris, puissante Argos ! Divine Athènes,
Couvre la vaste mer d’innombrables antennes...
Et vous, ô Rois d’Hellas, emportez sur les flots
La flamme avec la mort dans les remparts d’Ilos !

LE CHŒUR DE FEMMES.
STROPHE.

Quand du myrte d’Éros la vierge est couronnée,
Et, sous le lin éblouissant,
S’approche en souriant des autels d’hyménée,
Les Kharites en chœur conduisent en dansant
Son innocente destinée.
Son cœur bondit de joie, et l’Époux radieux
La contemple, l’admire et rend grâces aux Dieux !

ANTISTROPHE.

Sous le toit nuptial le trépied d’or s’allume,
La rose jonche les parvis,
Les rires éclatants montent, le festin fume,
Un doux charme retient les convives ravis
Aux lieux que l’Épouse parfume.
Salut, toi qui nous fais des jours heureux et longs
Divin frère d’Éros, Hymen aux cheveux blonds !

ÉPODE.

Mais, ô Chasteté sainte, ô robe vénérable,
Malheur à qui sur toi porte une impure main !
Qu’il vive et meure misérable !
Qu’Érinnys vengeresse, auguste, inexorable,
Le flagelle à jamais dans l’Hadès inhumain !
Malheur à l’épouse adultère
En proie aux lâches voluptés,
Source de sang, de honte et de calamités,
Opprobre et fardeau de la terre !
Frappez-la, Dieux vengeurs, noires Divinités !
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