Charles Leconte de Lisle

1818-1894 / France

Djihan-Arâ

Quand tu vins parfumer la tige impériale,
Djihan-Arâ ! Le ciel était splendide et pur ;
L’astre du grand Akbar en couronnait l’azur ;
Et couchée au berceau sur la pourpre natale,
Rose, tu fleurissais dans le sang de Tymur.

L’aurore où tu naquis fut une aube de fête ;
Son rose éclair baigna d’abord tes faibles yeux.
Ton oreille entendit flotter un bruit joyeux
De voix et de baisers, et, de la base au faîte,
Tressaillir la demeure auguste des aïeux.

De ses jardins royaux, Delhi, la cité neuve,
Effeuilla devant toi l’arôme le plus frais ;
Les peuples, attentifs à l’heure où tu naîtrais,
Saluèrent ton nom sur les bords du saint fleuve,
Et l’écho le redit à l’oiseau des forêts.

Jeune âme, tu reçus le tribut de cent villes.
La mosquée octogone alluma, jours et soirs,
Ses tours de marbre roux, comme des encensoirs ;
Mais ton rire enfantin luit sur les fronts serviles
Mieux que les minarets sur les carrefours noirs.

Afin qu’on te bénît par des vux unanimes,
Pour que le pervers même adorât le moment
Où ton âme brilla dans ton regard charmant,
Le sabre s’émoussa sur le cou des victimes,
Et ton premier soupir fut un signal clément.

Tu grandis, de respect, d’amour environnée,
Sous les dômes mongols de ta grâce embellis,
Calme comme un flot clair, vierge comme les lys,
Plus digne de mourir au monde, à peine née,
Que l’homme de baiser ta robe aux chastes plis.

L’empire était heureux aux jours de ta jeunesse :
La fortune suivait, dans la fuite du temps,
Le maître pacifique et les peuples contents ;
Mais quels cieux ont tenu jusqu’au bout leur promesse ?
Quel splendide matin eut d’éternels instants ?

À l’horizon des flots où tout chante, où tout brille,
Croît un sombre nuage, avec la foudre au flanc ;
Telle, germe mortel d’un règne chancelant,
L’ambition couvait dans ta propre famille,
La haine au cœur, muette, et l’œil étincelant.

Le vieux Djihan t’aimait, ô perle de sa race !
Il se réjouissait de ta douce beauté ;
Toi seule souriais dans son cœur attristé,
Quand il voyait de loin méditer, tête basse,
Le pâle Aurang-Ceyb, cet enfant redouté.

— Parle ! Te disait-il, ô ma fleur, ô ma joie !
Veux-tu d’autres jardins ? Veux-tu d’autres palais ?
De plus riches colliers, de plus beaux bracelets,
Ou le trône des Paons qui dans l’ombre flamboie ?
Fille de mon amour, tous tes rêves, dis-les.

As-tu vu, soulevant ta fraîche persienne,
Un jeune et fier radjah d’Aoud ou du Népâl,
À travers la Djemma poussant son noir cheval,
Forcer sous les manguiers quelque cerf hors d’haleine ?
L’amour est-il entré dans ton cœur virginal ?

Parle ! Il est ton époux, si telle est ton envie.
Mohammed ! Mes trois fils, la main sur leur poignard,
Tremblent, si je ne meurs, de commander trop tard ;
Mais toi qui m’es restée, ô charme de ma vie,
C’est toi que bénira mon suprême regard !

Vierge, tu caressais alors, silencieuse,
Le front du vieux Djihan qui se courbait plus bas ;
De tes secrets désirs tu ne lui parlais pas,
Mais ressentant au cœur ton étreinte pieuse,
Ton père consolé souriait dans tes bras.

Ce n’était point l’amour que poursuivaient tes songes,
Djihan-Arâ ! Tes yeux en ignoraient les pleurs.
Jamais tu n’avais dit : — Il est des jours meilleurs.
Tu ne pressentais point la vie et ses mensonges :
Ton âme ouvrait son aile et s’envolait ailleurs.

Sous les massifs touffus, déjà pensive et lente,
Loin des bruits importuns tu te perdais parfois,
Quand le soleil, au faîte illuminé des bois,
Laisse traîner un pan de sa robe sanglante
Et des monts de Lahor enflamme les parois.

La tête, de rubis, d’or et de perles ceinte,
Tu courbais ton beau front de ce vain poids lassé ;
Tu rêvais, sur le pauvre et sur le délaissé,
D’épancher la bonté par qui l’aumône est sainte,
Et de prendre le mal dont le monde est blessé.

C’est pourquoi le destin gardait à ta mémoire
Ce magnanime honneur de perdre sans retour
Palais, trésors, beauté, ta jeunesse en un jour,
Et d’emporter, ô vierge, avec ta chaste gloire,
Ton père malheureux, au ciel de ton amour !

Dans le Tadjé-Mahal pavé de pierreries,
Aux dômes incrustés d’éblouissantes fleurs
Qui mêlent le reflet de leurs mille couleurs
Aux ondulations des blanches draperies,
Sous le dais d’or qui flambe et ruisselle en lueurs,

Aurang-Ceyb, vêtu de sa robe grossière,
Est assis à la place où son père a siégé ;
Et Djihan, par ce fils implacable outragé,
Gémit, ses cheveux blancs épars dans la poussière,
De vieillesse, d’opprobre et d’angoisse chargé.

Pour atteindre plus tôt à ce faîte sublime,
Aurang a tout fauché derrière et devant lui.
Ses deux frères sont morts ; il est seul aujourd’hui.
Il règne, il a lavé ses main chaudes du crime :
Voici que l’œuvre est bonne et que son jour a lui.

L’empire a reconnu le maître qui se lève
Et balayé le sol d’un front blême d’effroi :
C’est le sabre d’Allah, le flambeau de la foi !
Il est né le dernier, mais l’ange armé du glaive
Le marqua de son signe, et dit : — Tu seras roi !

Sa sur est là, debout. Ses yeux n’ont point de larmes.
On voit frémir son corps et haleter son sein ;
Mais, loin de redouter un sinistre dessein,
Fière, et de sa vertu faisant toutes ses armes,
Elle écoute parler l’ascétique assassin :

— Vois ! Je suis Alam-Guîr, le conquérant du monde.
J’ai vaincu, j’ai puni. J’ai trié dans mon van
La paille du bon grain qu’a semé Tymur-Khan,
Et de mon champ royal brûlé l’ivraie immonde...
— Qu’as-tu fait de ton père, Aurang, fils de Djihan ?

Qu’as-tu fait de celui par qui tu vis et règnes,
De ce vieillard deux fois auguste que tu hais ?
As-tu souillé ta main parricide à jamais ?
Est-ce de l’âme aussi, meurtrier, que tu saignes ?
Sois maudit par ce sang de tous ceux que j’aimais !

Il sourit, admirant sa grâce et sa colère :
— Djihan-Arâ ! C’était la volonté de Dieu
Que mon front fût scellé sous ce bandeau de feu.
Viens, je te couvrirai d’une ombre tutélaire,
Et quel qu’il soit, enfant, j’exaucerai ton vœu.

Mes mains ont respecté mon père vénérable.
Ne crains plus. Il vivra, captif mais honoré,
Méditant dans son cœur d’un vain songe épuré
Combien la gloire humaine est prompte et périssable.
Que veux-tu d’Alam-Guîr ? J’ai dit, et je tiendrai.

— Aurang ! Charge mes bras d’une part de sa chaîne ;
C’est là mon plus cher vu, mon rêve le plus beau !
Pour que le vieux Djihan pardonne à son bourreau,
Pour que j’abjure aussi l’amertume et la haine,
Enferme-nous, vivants, en un même tombeau.

Alam-Guîr inclina, pensif, sa tête grave ;
Une larme hésita dans son œil morne et froid :
— Va ! Dit-il, le chemin des forts est le plus droit.
Je te savais le cœur d’une vierge et d’un brave ;
J’attendais ta demande et j’y veux faire droit.

Or, tu vécus dix ans auprès du vieillard sombre,
Djihan-Arâ ! charmant sa tristesse et son mal ;
Et quand il se coucha dans son caveau royal,
Ton beau corps se flétrit et devint comme une ombre,
Et l’âme s’envola dans un cri filial.

Ainsi tu disparus, étoile solitaire,
De ce ciel vaste où rien d’aussi pur n’a brillé ;
Ton nom même, ton nom si doux fut oublié ;
Et Dieu seul se souvint, quand tu quittas la terre,
De l’ange qu’en ce monde il avait envoyé.
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