Eh quoi ! raser toujours ce timide rivage ?
Toujours aux mimes bords lier mon esclavage ?
Je veux la haute mer aux rapides courants,
La haute mer avec ses tournoyantes plaines,
Avec ses aquilons fatiguant leurs haleines
A remuer les flots errants !
A l'étroit, ici, je respire,
Comme un captif dans sa prison ;
Il faut à mon âme, l'empire,
L'empire d'un large horizon ;
Un ciel plus haut où son vol plonge,
Des grèves plus vastes que longe
Mon navire aux brillants anneaux ;
Des vagues où trouvent mes voiles
Des météores pour étoiles,
Les feux de l'éclair pour fanaux !
Au lieu de cette Europe aux rives profanées,
De ses échos éteints, de ses roses fanées,
L'Orient ! l'Orient où monte le soleil !
Qu'un souffle, quel qu'il soit, l'aquilon ou la bris
Sous mes mâts inclinés, soulève la mer grise.
L'Orient ! ! l'Orient vermeil !
Déployant ses voiles fleuries,
Il part, le vaisseau de Gama !
Voilà les molles Canaries,
Cythères qu'un ange forma ;
Voilà ces îles embaumées,
A l'entour du Cap Vert semées,
Qu'on dirait, dans l'ombre des soirs,
Comme des cygnes, blanches troupes,
Voir nager en mobiles groupes ;
Et la Guinée aux hommes noirs.
Puis Sainte-Hélène au front caché dans une nue,
Où, plus tard, enchaîné sur une roche nue,
Loin d'une épouse veuve et d'un fils orphelin,
Un Soldat, dont les pas firent trembler la terre,
Languit, ayant pour trône un granit solitaire,
Et mourut la mort d'Ugolin.
Plus loin, comme un géant, se dresse
Un rocher sombre sur les flots,
Où jamais un cri d'allégresse
N'accueillit les gais matelots :
Comme un roi superbe, il regarde
I. Océan qui lui sert de garde,
Le ciel noir où la foudre a lui.
Et, dans chaque onde qui se broie,
Quel grand navire ou quelle proie
L'orage roule devant lui.
Sur sa tête, l'éclair brille en livides flammes ;
Les vagues à l'entour, en écumantes lames,
S'acharnent, tournoyant sous le vent qui les bat ;
Les unes à grand bruit sur les autres s'écroulent,
Puis en gouffres béants, se déchirent et roulent
Avec la clameur d'un combat.
Mais le navire marche et passe,
Il marche, et longe tour-à-tour
Madagascar qui, dans l'espace,
Aiguise un pic comme une tour ;
Les vagues d'Oman où Cambaie,
Ainsi qu'un port ouvre sa baie.
Le cap où s'étend Comorin ;
Ceylan où les monts de Candie
Élèvent leur cime agrandie,
Puis l'Orient au ciel serein !
Là Jagrenat avec sa pagode où domine
Wishnou, le tout-puissant, qu'adore la Bramine ;
Pégu, riche en brillans, la riante Lahor ;
Golconde où, vers le soir, le dos des dromadaires
Porte au Gange sacré les blanches Bayadères ;
Benarès aux coupoles d'or.
Et là, de l'éclatant Bengale,
Les oiseaux de mille couleurs,
Dans leur grand vol, que rien n'égale,
Resplendissant comme des fleurs ;
Et les forêts, fraîches savanes,
Où, sur le front des caravanes,
Mille fruits, au bord des chemins,
Suspendent les rubis d'Attale,
Et ces pommes d'or que Tantale
Voyait échapper â ses mains ;
L'orgueilleux latanier qui dans les airs déploie
Ses feuilles qu'on dirait des éventails de soie ;
Le palmier qui reluit, tout jaune, au soir vermeil :
La vigne qui s'étend en guirlandes ; l'achante
Qui se tresse en couronne au front de la Bacchante .
Et l'aloès rouge au soleil.
Là des îles, vertes corbeilles,
Pleines de roses et de lis,
De myrtes qu'aiment les abeilles,
De lotus chers aux bengalis :
Un fleuve où des sables d'or coulent ;
Des bois embaumés, où roucoulent
Des ramiers aux plumes d'argent ;
Et de grandes mers azurées
Où, dans ses écailles pourprées,
Dort la perle, au nacre changeant ;
Des pics, écueils du ciel, où vont, dans leurs voyages,
Vaisseaux aériens, naufrager les nuages ;
Des monts, de loin, debout à l'œil des matelots,
Qui soufflent des volcans de leurs gueules béantes.
Et se dressent, tout fiers de leurs têtes géantes,
Comme des phares sur les flots ;
Dis collines de fleurs moirées,
Où le gracieux colibri
Cherche, dans les molles soirées,
Comme un doux sylphe, son abri ;
Des vallons où l'aube dessine
Les jardins magiques d'Alcine,
Avec leur large Gange ami,
Où se berce l'errante jonque
Sur l'eau, comme une blanche conque
Ou comme un beau cygne endormi. —
Oh ! voilà, les voilà, ces rives enchantées
Qu'en ses vers immortels Camoëns a chantées !
Camoëns ! Camoëns dont le luth s'embauma
Des parfums que respire, en ses sérails, l'Asie-,
Et qu'enfant une muse allaita d'ambroisie
En son berceau ! — Mais, oh ! Gama !
O Gama ! ce fut ton génie
Qui rêva, par delà les mers,
Ce monde, en tes nuits d'insomnie.
En tes jours si longtemps amers !
Pour toucher ce sol de merveilles,
Si souvent nommé dans tes veilles,
Et mettre un siècle à ton niveau.
Tu passas par plus d'un orage ;
Mais qu'importe même un naufrage
A qui trouve un monde nouveau ?
ENVOI À M. VICTOR HUGO.
Poète ! las enfin, avec tes chants de flamme,
De chercher dans l'Europe un écho pour ton âme,
Tu ne t'endormis point dans un lâche sommeil ;
Mais, ainsi que Gama, quittant nos grèves nues,
Tu cherchas, loin de nous, des routes inconnues
Vers les rivages du soleil !
Vingt fois, comme lui, sous l'orage,
Tu sentis ta quille ployer,
Et vingt fois sortir du naufrage,
Et des flots prêts à la broyer.
Comme Arion, dans la tempête
Tu passas, sans courber la tête,
Fixant l'éclair d'un oeil riant ;
Et, Vasco de la poésie,
Tu conquis le ciel de l'Asie,
Et les trésors de l'Orient !