Alexandre Soumet


La Divine Épopée/05 -

Le fer, pour m’enfanter à cette vie amère,
M’arracha tout mourant du sein mort de ma mère ;
On vit, avec effort, ce fer aventureux
Ravir leur seconde âme aux flancs cadavéreux.
Le fruit déjà maudit quitta la branche morte.
On me l’a raconté, je naquis de la sorte ;
Je naquis, des liens du tombeau délié.
Mon père, ce jour-là, disparut foudroyé ;
La terre, comme si ses entrailles usées
Par cet enfantement avaient été brisées,
Gémit, et comme si j’avais éteint l’amour,
Tout hymen fut stérile à dater de ce jour
Mon berceau d’orphelin épouvantait les mères !
Voulant au nouveau-né demeurer étrangères,
Les femmes s’enfuyaient sourdes à la pitié,
Et n’osaient de leur lait me donner la moitié.
Une seule pourtant, pleurant son fils unique
Mort la veille en ses bras, entr’ouvrit sa tunique,
Et sur son sein tari par son regret croissant,
Me nourrit moins de lait que de pleurs et de sang.
Nul dieu d’Éléphanta, rocher qui me vit naître,
Pour son adorateur ne voulut me connaître ;
Et de ce dernier fils par la femme enfanté,
Le ciel comme la terre était épouvanté.

Or, des signes certains marquaient la fin prochaine
Du vieux globe, qui vit passer la grande chaîne
Des jours évanouis, des siècles révolus :
Chaîne qui d’un anneau ne s’allongerait plus.
Je croissais entouré de sinistres images.
Un Juif, sombre héritier des sciences des mages,
Et qui, se dérobant à tous regards humains,
Près d’un feu d’ossements chauffait ses pâles mains,
Me prit… Nous habitions cette pagode austère
Que des dieux inconnus bâtirent sous la terre,
Monument gigantesque aux rocs d’Éléphanta,
Et que Sémiramis une nuit visita.
Crypte qui porte un mont, tombe en temple érigée ;
Vieux modèle où l’Égypte a pris son hypogée ;
Gouffre où pour mieux rêver, nous nous engloutissions ;
Voûtes où l’on cloua des constellations.
Le regard effrayé voit monter dans les ombres
Soixante dieux de pierre, autour des grands décombres.
De cet Olympe mort, sans nom enseveli,
Quel Phidias indien avait sculpté l’oubli ?
On l’ignore… Parmi des débris de colonne,
Granits frères aînés des dieux de Babylone,
Ils se dressent muets ; les uns demi-brisés,
Collant leurs quatre mains sur leurs torses usés ;
Les autres occupant, sous leurs toges de juge,
Un tribunal rongé par les mers du déluge ;

Les uns le front tout nu, les autres couronnés,
De quelque gloire éteinte emblèmes ruinés ;
D’autres dressant dans l’air, jusqu’aux voûtes des salles,
Leur sombre trinité de t’êtes colossales ;
Et d’autres écrasant, sous des pieds d’éléphants,
Les corps frêles et nus d’un beau groupe d’enfants.

Merveilleux souterrain du vieux globe où nous sommes,
Il nous faudrait à nous cent ans et cent mille hommes
Pour découper la roche en portiques béants,
Qu’a taillés, en un jour, la main des dieux-géants ;
Alors qu’ils sont venus d’en haut, maçons sublimes,
Nous enseigner comment on bâtit des abîmes.

J’avais fait ma maison de ce tombeau fatal.
Un plongeur, sous l’abri d’un dôme de cristal,
S’installant tout un jour au fond des mers mouvantes,
Sent autour de sa cloche errer les épouvantes ;
De fucus enlacés et d’épais goémons,
Semblables aux forêts dont se couvrent les monts,
La Flore océanique, en s’étonnant, l’ombrage.
Ses battements de cœur sont comptés par l’orage.
Léviathan l’admire, et ce roi de la mer
Aussi longtemps que lui ne peut se passer d’air.
La nuit habite au fond du sentier qu’il se perce ;
Le poulpe limoneux dans les algues le berce,
Et parfois, ébloui du transparent cercueil,
L’emporte entre ses bras pour le changer d’écueil.
L’homme chercheur de perle attend, pâlit et souffre ;
Il empreint ses regards des tristesses du gouffre !
Et moi, dans les terreurs de l’antre, temple noir,
Je cherchais comme lui, moi plongeur du savoir ;
Et souvent comme lui recueillais, loin des nues,
La perle, pur trésor, des choses inconnues.

Là, sur le cintre obscur, Zodiaque incrusté,
Où depuis neuf mille ans le temps s’est arrêté ;
Là, sur le granit rouge aux profondes spirales,
Des âges disparus archives sépulcrales,
J’étudiais ces noms et ces signes sacrés,
De la langue des dieux alphabets ignorés.
Devant un avenir tout prêt à disparaître,
Les temps passés m’étaient révélés par mon maître.
Il parle, et sous mes yeux dépouillés de bandeau
Du drame primitif soulève le rideau :
Je vois, dans un lointain que sa nuit nous dérobe,
Fuir les Titans le long des arêtes du globe,
Et dans le vieux Liban ou les monts chaldéens,
Tailler pour leurs Balbeks des blocs cyclopéens.
Je vois au loin jaillir les entrailles brillantes
Du volcan où tomba le monde des Atlantes ;
Bactres, ruche de marbre et dont le vaste sein,
Des peuples d’Orient laisse envoler l’essaim.
J’aperçois l’homme, avant le temps des Zoroastres,
Puisant partout des dieux dans les flammes des astres.
Son cœur s’épanouit à leurs rayons joyeux ;
Mais le déluge vint passer sur nos aïeux,
Et depuis ce moment, heure en terreurs féconde,
Le froid de l’Océan glaça l’âme du monde.
Les expiations commencèrent leur deuil,
Toute joie en nos cœurs posa sur un écueil.

J’évoque avidement sous mon regard habile
L’Inde comme ses dieux sur sa base immobile.
Je vois le Nil avec ses inondations
D’Axum à Tintyra semer les nations ;
Et portés sur ses flots, les empires descendre
Vers la rive où plus tard vint bâtir Alexandre.
O souvenirs du sphinx, mystères grands et beaux !!!
L’Égypte, à sa naissance, est pleine de tombeaux.
Les Pharaons, ainsi que leur Nil dans sa course,
Débordant sur le monde en lui cachant leur source,
Lui versent de leurs arts le tribut abondant ;
Leur dieu-soleil, de loin, éclaire l’Occident.
Ce dieu générateur, qui, fidèle à son œuvre,
De Typhon renaissant écrase la couleuvre ;
Ce dieu qui, dans Karnack, croit soumettre à sa loi
Des siècles passagers l’indestructible foi :
Tandis que des Indous la sagesse profonde
Dans la bouche de Kneph adore l’œuf du monde,
Et que la race jaune encor n’a point trahi
Son singe-dieu, tombé des grands monts Altaï.

A ses temps fabuleux Cécrops m’invite à croire.
Le symbole est partout frère aîné de l’histoire !
Partout l’allégorie, aux voiles transparents,
A conduit par la main ses Alcides errants.
Pour régler les États, vastes hiérarchies,
Sept rois fictifs, au seuil des vieilles monarchies,
M’apparaissent de loin, législateurs pieux,
Et sculptent l’avenir sous le ciseau des dieux.

Je vois dans leur grandeur surgir la Grèce et Rome.
Un jour, on réunit ces deux phases de l’homme,
La lumière et la force, afin que leur hymen
Jusqu’au niveau des dieux portât le genre humain ;
Afin que, sous l’effort de ce double génie,
La terre du ciel même égalât l’harmonie.
Oh ! pour notre sagesse indélébile affront !!
Cet hymen enfanta le monde des Néron.
Placés au même char, les Arts et la Victoire,
Sous leurs flambeaux unis font la route plus noire.

Mais dans l’excès du mal d’autres mœurs ont germé.
Je vois se rajeunir le monde transformé :
Gigantesque phénix, il renaît de ses crimes.
Le cœur humain se creuse en plus larges abîmes ;
Le remords est partout ; semblable au nouveau dieu,
L’âme se crucifie au Labarum de feu.
Et le siècle monté sur le grand cheval pâle
Que Pathmos fait sortir de la nuit sépulcrale,
Passe, écoutant au loin un mystique concert,
Des voluptés de Rome à celles du désert.

Une autre ère refait les héros homériques.
Je suivais, aux lueurs des flambeaux historiques,
Ces coups réparateurs de la société
Que la hache du temps porte à l’humanité.
L’esprit du moyen-âge, aux forces imposantes,
Plein d’amoureux rayons, d’extases renaissantes,
Sous mon œil ironique un moment s’arrêtait.
La fée aux cheveux d’or dans ses rêves chantait,
L’honneur brûlait son sein ; mais des lois fanatiques
L’environnaient partout de terreurs fantastiques.
C’était la cathédrale aux pilastres puissants,
Qui renferme des feux, des hymnes, de l’encens,
De suaves tableaux dans ses tours octogones,
Et porte sur ses murs des réseaux de gorgones.

Le monde se divise, et de ce double camp
La moitié la plus vaste échappe au Vatican.
Le vieux catholicisme enfin forcé d’absoudre,
Amoindrit chaque jour le cercle de sa foudre.
Alors le doute règne et suit en hésitant
D’un espoir tourmenté le mirage inconstant.
Et soudain, adorant l’ombre qui l’enveloppe,
L’âge de l’industrie, avare et dur cyclope,
Semble emprunter leur force aveugle aux éléments,
Pour étouffer l’esprit entre ses bras fumants :
On sent que le géant n’est qu’un fils de la terre,
Et demi-dieu trompeur, il ressemble à sa mère.
Le peuple est appauvri par ses travaux ingrats ;
Chacun de ses leviers paralyse cent bras.
Le spectre de la faim, cherchant le Polyphème,
Aspire à l’écraser sous son enclume même :
Et lui, le front caché dans ses tourbillons noirs,
Couvre les longs sanglots du bruit des laminoirs.
Pareil à ses wagons que fait voler la flamme,
Le monde dégradé prend la vapeur pour âme !
Fournaise où ne se trempe aucun mâle ressort,
Nul bouclier divin de ses forges ne sort ;
Ses vaisseaux, sur les mers, n’ont plus besoin de voiles,
Son œil, baissé toujours, n’a plus besoin d’étoiles.
Et, comme un doux essaim de passereaux blessés,
L’essaim des arts s’enfuit loin des luths délaissés.
Sous le voile épaissi de la tiède atmosphère,
Michel-Ange oublié n’aurait eu rien à faire.

Près de voir expirer l’univers vieillissant,
J’explore les secrets de l’univers naissant.
Le fleuve du savoir m’appelle vers sa source.
J’admire ces pasteurs connus de la grande Ourse,
Qui d’avance vengeaient sous les murs d’Orchoë,
L’insulte qu’au soleil fera Tycho-Brahé.
Je vois l’esquif de Tyr allant, roi des tempêtes,
Des vaisseaux de Colomb déflorer les conquêtes ;
Et du pôle aimanté possédant les secrets
Trouvés dans Amalfi quatre mille ans après.
J’admire Daniel qui, pur de tous mensonges,
Enseignait à des rois la science des songes,
Et découvrait pour eux les trois nombres sacrés,
Les trois cycles parfaits de Kepler ignorés.
J’admire de Platon la syrène chantante
Que chaque sphère d’or écoute palpitante,
Quand ses brillantes mains qui ne se lassent pas,
Pour la corde sonore ont quitté le compas,
Et qu’elle réunit dans son divin délire
Les sept flammes du prisme aux sept voix de la lyre :
Miraculeux hymen, pour l’œil contemplateur,
De la création accord législateur.
Un désir curieux sans cesse me ramène
Vers le lointain berceau de la parole humaine,
Qui donna le sanscrit aux peuples d’Hindostan,
Et le celte à l’Europe, et le zend à l’Iran,
Ces trois premiers rameaux de l’arbre du langage
Dont la fraternité se lit sur leur feuillage.
J’étudiais comment l’hiéroglyphe apprit
A peindre pour les yeux l’image de l’esprit,
Et comment ce tableau, signe de la parole,
Sur l’immobile airain enchaîne un son qui vole.
Tout emblème pour moi venait se dévoiler,
Et muet de vieillesse apprenait à parler ;
Et mon œil, promené de conquête en conquête,
Des temps évanouis devenait le prophète.

Des crânes dans les mains, je cherchais par quels nœuds
La race caucasienne, au beau front lumineux,
Se rattache au Mongol, ou quel crime s’expie
Sur la face de l’homme aux monts d’Ethiopie.
J’expliquais, sans effort, par quels charmes puissants
L’âme magnétisée invente d’autres sens ;
Et, Pythonisse ardente aux forces électriques,
Ouvre sur l’avenir sept portes phosphoriques.
J’achevais des travaux par Leibnitz ébauchés ;
J’arrachais de leur nuit les oracles cachés ;
Je comparais, pensif entre leur double emblème,
Les spectres de Saint-Jean à ceux de Jacob-Bœme :
Vastes obscurités, longs rêves sans réveil,
Que commentait Newton en quittant le soleil !

J’allais, je découvrais quelles clefs surhumaines
De la terre et des cieux ouvrent les phénomènes.
Tout ce que les mortels, dans leur tâtonnement,
N’avaient fait qu’entrevoir du globe au firmament ;
Tout ce que la science à la douteuse flamme,
N’avait fait qu’effleurer d’un éclair de son âme,
Passait devant la mienne en mots brillants écrit,
Sortait, sous mon regard, du tombeau de l’esprit.
Et je représentais la force humanitaire
Touchant son apogée avant de fuir la terre.

Joignant un champ plus vaste à ces larges moissons
De science, mon maître étendait ses leçons
Par delà notre globe à l’étroite surface.
Avec les noirs esprits nous vivions face à face ;
Dans cette nuit sinistre à l’oblique chemin
Nous entrions tous deux, nous tenant par la main ;
Et souvent égarés sous l’invisible voûte,
Au.vieillard indécis l’enfant montrait la route ;
L’élève rassurait le maître épouvanté :
Par mon âme aux enfers je me sentais porté.

Quelquefois, pâle et nu, dans l’antre solitaire,
Demandant compte au ciel des larmes de la terre,
Je disais : — Dieu jaloux, qu’as-tu fait pour tes fils !!!
Des monts de l’Immaüs aux débris de Memphis,
Les mortels dans leur sein, sans repos et sans ternie,
Ont porté le malheur, comme le fruit son germe !
Oedipe et Job, assis aux limites des temps,
Et de l’humanité sombres représentants,
Semblent verser sur nous, comme un flot sur des sables,
Du torrent des douleurs les eaux intarissables ;
Sur le même rocher usant nos deux genoux,
Leur tristesse incurable a pris racine en nous ;
Les pleurs contagieux de ces douleurs premières
Se sont pétrifiés à toutes les paupières.
Oedipe de son front fait jaillir ses deux yeux,
Sans s’arracher du cœur les crimes de ses dieux,
De ses dieux insensés qui ne savent l’absoudre
Qu’en couronnant sa mort des rayons de la foudre.
Jéhova contemplant son élu le plus cher,
Accepte le pari qu’ose offrir Lucifer,
Et, pour prouver de Job les vertus qu’il atteste,
Sa main, sur un fumier, jette l’enjeu céleste.
Job attache à ses reins sa ceinture de maux ;
Sa plainte fait gémir la moelle de nos os,
Et la lèpre, à ses flancs, remplaçant l’Éuménide,
Il égale en sanglots l’aveugle parricide.
Oui, ces deux grands vieillards, pour en ternir la fleur,
Ont fasciné le monde au regard du malheur.
L’infortune, comme eux, nous presse de sa serre,
Nous sommes labourés des vers de leur ulcère,
Et, d’un même ascendant subissant la rigueur,
L’ombre du Cythéron pèse sur notre cœur.

Le sort surtout, le sort offre avec ironie
La coupe des tourments aux lèvres du génie ;
Frappe ses plus grands coups loin des chemins frayés,
Et son regard se plaît aux beaux noms foudroyés.
On dressa, près du Nil, trois colosses de pierre :
Deux sont encor debout pour voir mourir la terre.
Mais celui qui semblait, en amant préféré,
Épouser la lumière à son réveil sacré ;
Celui qui, le matin, tout palpitant d’oracles,
Changeait l’âme d’un marbre en source de miracles,
Est couché dans le sable, et depuis bien des jours
Tombé sous un orage, il s’est tu pour toujours.

J’apportais à mon tour, sujet des lois communes,
Sous la céleste faux ma gerbe d’infortunes.
Pourquoi tant de souffrance, et pourquoi suis-je né !!!
Comprends-tu le malheur, toi qui nous l’as donné ?
Rien ne borne, dis-tu, ton essence suprême ;
Peux-tu, dieu tout-puissant, t’anéantir toi-même ?
De ton nom d’Éternel peux-tu t’affranchir ?… Non.
Tu languis dans tes cieux, esclave de ce nom.
Dormir et cesser d’être est la seule puissance
Que j’enviai depuis le jour de ma naissance ;
Mais tu jetas de loin, sur l’homme épouvanté,
Comme un dernier fardeau sa part d’éternité.

Esprit de l’infini ! pouvoir que rien n’apaise,
De ta création que l’énigme me pèse !
As-tu comme un sculpteur qui sort de son repos,
Taillé tous tes soleils dans un bloc du chaos ;
Ou, libre créateur d’une œuvre en toi tracée,
As-tu fait la matière avec de la pensée ?
Le Panthéisme seul a-t-il compris ta loi ?
L’univers ne peut-il se distinguer de toi ?
Est-il co-éternel de la toute puissance ?
Si nous vivons en toi, mêlés à ton essence,
Si l’univers est Dieu, l’homme et toi ne font qu’un.
Nous tournoyons perdus dans un rêve commun.
Tu penses avec nous, tu prends part à nos crimes….
Conséquence implacable et qui mène aux abîmes !
Que devient ton autel ! que devient la vertu !
Toi que l’on peut juger, pourquoi nous juges-tu ?
Sombre artiste, ouvrier d’une œuvre de colère,
Qui donc de tes six jours t’a payé le salaire ?
Pourquoi pétrir des cœurs de douleur palpitants ?
Roi de l’éternité, pourquoi fis-tu le temps !

Et toi, reine poudreuse, ô science au front blême,
Que me sert d’élargir ton pesant diadème ?
Dans l’espace et le temps mon génie incomplet
Embarrasse son vol comme en un grand filet ;
Je ne vois qu’au travers de mes lueurs humaines ;
Ma moisson n’a d’épis qu’au champ des phénomènes.
Et je ne puis savoir si pour moi, vain mortel,
Au fond de l’apparence habite le réel.
La matière, l’esprit, l’homme, l’astre, Dieu, l’ange,
La forme, les couleurs, les sons… trompeur mélange !
Mystère qui voudrait l’œil acéré du lynx :
On touche, on voit l’énigme… on ne voit pas le sphinx !
Tout garrotté des nœuds de l’éternel problème,
Je me heurte partout aux bornes de moi-même.
Tel qu’un lion captif de sa chaîne irrité,
Sous mes voiles de plomb je rugis tourmenté ;
Et, d’effort en effort, ma colère s’embrase
Pour soulever d’un bond l’infini qui m’écrase.
Mais Dieu ne daigne pas répondre au cri jaloux,
Il a plus de mépris que je n’ai de courroux.

D’autres fois, demandant un prodige à l’étude,
De ce globe si beau dans sa décrépitude,
Je voulais ranimer les germes défaillants,
Et redonner la vie aux glaces de ses flancs :
Dût par mille tourments cette flamme achetée,
Reclouer la victime au roc de Prométhée ;
Dussent vingt Jupiters, me brisant à mon tour,
Acquitter ce bienfait sous le bec du vautour !
Je voulais leur ravir une si riche proie,
Des astres rajeunis recommencer la joie,
Et sur cet univers verser la vie à flots,
Comme lorsqu’il sortit des langes du chaos.
Il me semblait qu’alors, d’une autre destinée,
Notre âme, sous mes mains, fleurirait couronnée,
Et que le cœur de l’homme, à ce nouveau réveil,
Cesserait d’attrister les rayons du soleil.

O puissant Prométhée, ô Titan solitaire,
Sublime révolté, Lucifer de la terre,
Toi que l’on méconnut et que l’on insulta
En rattachant ta chaîne aux clous du Golgotha,
Toi qui ne fus compris que par le seul Eschyle ;
Car, comme toi, sa lyre eût animé l’argile.
En Titan poétique, il peignit tes tourments,
Il trempa dans ses feux tes fiers ressentiments,
Et, pour pouvoir répondre à la foudre elle-même,
Sur ta lèvre d’airain il forgea le blasphème.
Ton Caucase illustré par ce chant solennel
Dressa contre l’Olympe un sarcasme éternel,
Et nourrit de ton sang, dans la lutte terrible,
Les Dieux représentés par ton vautour horrible.
Que tu me parais grand sous leur ongle abattu !
Que ton crime sauveur fait honte à la vertu !
Je ne sais quel instinct vers ta chute m’attire ;
Comment escalader le roc de ton martyre !
Mes rêves sont remplis du long bruit de tes fers ;
Si par un bec rongeur tes flancs furent ouverts,
Le désespoir en moi promène ses tenailles ;
Sans avoir ta grandeur j’ai déjà tes entrailles.
Et je sens à mon cœur un monstre s’enlacer
Que les flèches d’Hercule auraient peine à percer.
O frère ! en quelque lieu que ta force réside,
S’il est vrai que tu fus délivré par Alcide,
Une autre argile attend… Viens, viens te joindre à moi,
Regarde…. la statue est plus digne de toi :
C’est la terre qui meurt, sans flamme, inhabitée,
Et sa voix maternelle appelle Prométhée.
Osons renouveler ton larcin radieux,
Viens m’apprendre comment l’on peut voler les dieux !

Vain espoir ! mon génie encor dans son enfance,
Ne se grandissait pas jusques à cette offense.
Le bras d’un dieu cruel courbait vers son déclin
Ce globe abandonné, dans l’espace orphelin ;
Notre terre partout, à la tombe asservie,
Ne s’alimentait plus du fleuve de la vie.
Fleurs des prés, vos printemps étaient tous révolus ;
Sève du genre humain, tu ne circulais plus !

J’ai fui d’Éléphanta la caverne admirée.
Ma pirogue, le long de la rive Erythrée,
A vogué vers l’Indus, qu’un conquérant trompé
Prit jadis pour le Nil du Thibet échappé ;
Vers le bleuâtre Indus, fleuve embarrassé d’îles,
Où rayonne au matin le dos des crocodiles,
Et dont un bruit de foudre agite les roseaux,
Quand il heurte la mer avec ses larges eaux.
Là, j’aborde la terre, et par la Gédrosie
Je m’achemine vers l’occident de l’Asie.
Berceau du genre humain, que ton silence est grand !
Les chameaux ont cessé de traverser l’Iran.
Ce globe réprouvé, dont le trépas commence,
Conduit vers le néant sa caravane immense.
Sans essayer des chants pour son dernier concert,
Sans marquer d’oasis les haltes du désert,
Elle marche, traînant sous l’épaisse atmosphère
L’ennui des pas pesants qui lui restent à faire.
Plus d’amour sous les cieux ! plus d’oiseaux dans leur nid !
Plus d’oiseaux, que l’Ibis taillé dans le granit.
J’ai de Persépolis foulé trois jours la cendre ;
Sur le mont du Sépulcre où s’assit Alexandre,
Je m’assieds à mon tour, et contemple penché
Le cadavre de pierre aux flancs du mont couché.
Aïeule des cités, sois fière dans ta tombe !
Un autre monument comme toi croule et tombe :
A ta fragilité notre globe est pareil,
Ta poussière de mort va couvrir son sommeil.
Dieu va joindre bientôt, funéraires collines,
Les ruines d’un inonde à toutes vos ruines.
Peut-être à mes regards le dernier jour a lui ;
Le temple du soleil durera plus que lui !

Et j’allais cependant, poussé par mon génie,
Vers les grands monts, berceau de la mer d’Hyrcanie,
Dont les rocs dentelés gardent comme des tours,
De ses golfes nombreux les orageux contours.
Partout la pâle mort, pour en former ses gerbes,
Fauchant sur mes sentiers les cités et les herbes,
Prenait possession du domaine infini,
Comme un ramier s’étend sur la mousse d’un nid.
Quelques hommes, broutant la verdure fanée,
Disaient : — Dormons, le monde a fini sa journée ! —
Et d’autres s’asseyaient aux angles des chemins,
Souillant leur chevelure et se tordant les mains.

Mais vers le mont Arar je m’avançais à peine ;
Ce globe qui semblait s’éteindre à chaque haleine,
Sous mes pieds voyageurs ce sol prêt à mourir,
Palpita d’espérance et s’ouvrit pour fleurir.
Le front des bois sembla rejeter son suaire :
On eût dit que la vie avait un sanctuaire.
Un trône inaccessible aux pas rongeurs du temps ;
Le soleil fatigué se souvint du printemps.

Bords ombragés du Tigre, Arménie, Arménie !
Pays qu’Eve adopta quand l’Éden l’eut bannie ;
Flancs sacrés de l’Arar, où la fleur reverdit,
Montagne du salut, voici l’homme maudit !
En vain ton front s’élève au faîte de l’espace,
L’orgueil d’Idaméel en hauteur te dépasse.

Or, au pied du vieux mont que le ciel préférait,
Du côté d’Orient une tente s’ouvrait ;
Le printemps à l’entour ondoyait pour revivre :
C’était l’amra pourpré, dont le nom seul enivre ;
C’était de hauts palmiers sur la tente aux longs plis ;
Les baisers du couchant sur le beau sein des lys,
Des cèdres, dans la nue allant cacher leur tête,
Et révélant que là s’abritait un prophète,
Peut-être le dernier de ces hommes de Dieu
Que le ciel à la terre envoyait en adieu.
Je me sentis au cœur saisi d’un trouble étrange ;
Élève des enfers, si j’allais voir un ange !
Un ange, seul esprit qui ne me connût pas.
De la tente déjà je détournais mes pas,
Lorsque, sous un grand chêne, au vêtement de lierre,
Un vieillard m’apparut et dit : — « Hospitalière
« Te sera ma demeure au pied du mont Arar ;
« Des biens que le ciel donne on t’y fera ta part ;
« Tu trouveras ici de l’air, des fruits, de l’ombre,
« Assez pour achever en paix le petit nombre
« Des jours que Dieu nous laisse à passer loin de lui.
« Nous avons tous, mon fils, le même âge aujourd’hui.
« La fin du monde est proche et la mort nous regarde.
« L’Arar, mont du salut, fut placé sous ma garde ;
« Il cache à son sommet un trésor précieux
« Que l’ange au dernier jour doit transporter aux cieux :
« Antique monument qu’en vain l’orage assiège,
« Comme une fleur d’hiver, conservé sous la neige.
« L’arche sainte à ses pieds toute moisson revit.
« Je suis Cléophanor du pur sang de David.
« Et quand la glèbe meurt sous le soc inutile,
« Le champ que je cultive est encore fertile.
« Reste ; le dernier jour ensemble nous prendra,
« Et pour monter à Dieu ma voix te bénira. »

Cette tente au soleil qui s’ouvrait fraternelle,
Parlant à l’orphelin cette voix paternelle ;
Ces mots mystérieux, oracle triste et doux,
Tout me fit lui répondre : « Oui, je reste avec vous ;
« Voyageur lamentable aux derniers jours du monde,
« En vain j’ai remué la poussière inféconde
« Qui recouvre ce globe ainsi qu’un froid linceul :
« J’ai traversé la terre et suis demeuré seul.
« — Mon fils, n’as-tu pas vu partout où l’homme tombe,
« L’ombre immense de Dieu s’étendre sur sa tombe ?
« —Je n’adore pas Dieu. —Ton cœur l’adorera :
« S’il n’est pour toi qu’un nom, ce nom s’expliquera. »
Un sourire d’orgueil sur ma lèvre muette
Glaça la foi brûlante aux lèvres du prophète :
Il pencha son grand front de cheveux dépouillé,
Sanctuaire que rien d’humain n’avait souillé,
Et qui semblait porter, magnifique parure,
Une triple auréole au lieu de chevelure.

Au seuil de sa demeure ensuite il me guida.
« Celle qui vient à nous se nomme Sémida, »
Me dit-il, « c’est ma fille, et mon unique joie.
« — Béni soit l’étranger que le ciel nous envoie. »
Et mêlant ces doux mots à la brise du soir,
Sur trois peaux de lion l’enfant nous fit asseoir.
Des peuples d’Israël gardant les mœurs antiques,
Elle lava mes pieds…. L’épouse des cantiques
N’avait pas dans son cœur, au saint amour lié,
La pudeur de ce front à mes genoux plié :
Vision d’innocence où son âme se lève.
Son regard m’éblouit comme l’éclair d’un glaive,
Rayonnant à la fois si chaste et si brûlant,
Qu’on tremblait de bonheur, rien qu’en le contemplant.

Un miel que suspendaient aux joncs de ses corbeilles
Pour les derniers humains les dernières abeilles,
Fut placé devant moi sur des nattes de lin.
Ses lys germaient aux pieds du sauvage orphelin.
Douces, comme l’enfant, ses blanches tourterelles
Sur le front du maudit osaient ouvrir leurs ailes,
Et leur vol dispersait à l’entour de mes pas,
L’essaim des noirs esprits qu’elle ne voyait pas.
Et les grands léopards, l’antilope qu’elle aime,
Apprivoisés ainsi que je l’étais moi-même,
Venaient avec amour, de sa beauté captifs,
Effleurer ses pieds blancs de leurs baisers craintifs.

Fleur de virginité pour l’amour près d’éclore !
Dans mes ardentes nuits jamais nul rêve encore
N’était venu m’offrir, sous un ciel attristé,
Ce type saisissant de la sainte beauté !
Mystère lumineux, contour d’une pensée ;
Ligne immatérielle où l’âme s’est fixée !
Ovale pur tracé par le divin compas,
Que sous son froid ciseau ne rencontrerait pas,
Des formes du génie essayant le mélange,
Phidias évoqué pour sculpter un archange !
La chrétienne laissait de sa robe aux longs plis
Tomber le pâle azur sur ses deux pieds de lys ;
Ses cheveux ondoyaient sous l’azur de son voile.
Comme ce ciel de l’aube où scintille une étoile,
Sur son limpide front d’un cercle d’or pressé,
Un saphir scintillant, dans cet or enchâssé ;
Taillé comme une croix, constellé pour Dieu même,
Joyau de l’espérance à son pur diadème :
Et quand la blanche vierge ouvrait ses grands yeux bleus,
La croix et le regard dardaient les mêmes feux.
Jeune apparition sous les palmiers errante,
Son corps ne projetait qu’une ombre transparente ;
Et l’on craignait de voir le nuage léger
De ses voiles flottants, en ailes se changer.

Lorsqu’à travers la mort mon voyage s’achève,
Pourquoi me conduit-il vers cette fille d’Eve ?
Si les anges avaient un front si gracieux,
Je pourrais, pour les voir, me rapprocher des cieux.
Sémida ! Sémida !! C’est là son nom de femme !
Elle serait ma sœur ; oui, la sœur de mon âme,
De cette âme à sa voix prête à se révéler,
Qui par son seul amour pourrait lui ressembler !…
De l’amour !!! de l’amour !!! quand notre vieille terre
Veut que tous ses enfants soient en deuil de leur mère !
Quand sa décrépitude et sa stérilité
Glacent de nos hymens le lit épouvanté ;
Et que sa fin prochaine et partout déclarée,
Des éternels serments mesure la durée ;
Et que de l’arbre humain tous les rameaux souillés
Se penchent vers la mort, de leurs fruits dépouillés ;
Quand la femme sans fils, maudite en nos désastres,
Attriste encor le ciel qui regrette ses astres.
De l’amour !!! oui, pour toi… toi, belle comme Agar ;
Seconde arche laissée aux flancs du mont Arar ;
Peut-être de ce globe alors qu’elle s’exile,
La vie a pris ton cœur pour son dernier asile.

Et dans un seul regard mon sort se décida,
Et j’entendis alors me parler Sémida :
« Êtes-vous fils du ciel ou bien enfant de l’homme ?
« Étranger, dites-nous de quel nom l’on vous nomme,
« Dans le pays lointain d’où vous semblez venir !
« Votre cœur en conserve un profond souvenir,
« Car votre front est pâle et couvert d’un nuage.
« Avez-vous en pleurant fait tout votre voyage ?
« Avez-vous en pleurant, au désert de Seïr,
« Vu commencer le jour par qui tout doit finir ?
« La mort sur son coursier traverser nos campagnes,
« Ou la foudre du ciel niveler les montagnes ?
« Dites si mes oiseaux verront dans leurs doux nids,
« Avant la fin du monde éclore leurs petits ?
« Si je verrai grandir le duvet de leurs ailes,
« Et si mes hauts palmiers auront des fleurs nouvelles ?

« — Ma fille, répondit avant moi le vieillard,
« Toute fleur peut éclore au pied du mont Arar.
« Ne laisse pas aller ainsi ta rêverie
« Plus loin que les ruisseaux qui baignent la prairie ;
« Et quand tous nos palmiers sont dans leur floraison,
« Ne quitte pas la paix de ce calme horizon.
« Que ta prière seule en passe la limite :
« La prière est un monde où l’âme sainte habite.
« Seule épouse gardée à l’époux immortel,
« Donne toute cette âme à son dernier autel ;
« Et restant dans la joie où le ciel t’a fait naître,
« Compatis au malheur, enfant, sans le connaître ;
« Offre, quand tout gémit, au père souverain,
« Pour reposer ses yeux la paix d’un front serein.
« A l’ombre des palmiers, tige toute fleurie,
« Exhale tes parfums comme un lys de Marie.
« Quand sous les flots vengeurs toute voix se taisait,
« Noé sur ce grand mont autrefois se posait :
« Et débordant du cœur de l’humble patriarche,
« Flottaient à son sommet les cantiques de l’arche.
« Chante et prie à ton tour, chrétienne Sémida,
« Le baptême a lavé la race de Juda.
« Servante du Seigneur, laisse faire ton maître.
« IL M’A DIT : — De ta fille un monde pourrait naître,
« Car son sein est fécond, puisque je l’ai béni !
« Mais que ses fruits d’amour germent pour l’infini.
« — Dans trois fois sept soleils, seule femme sans tache,
« Le père sur l’enfant accomplira sa tâche :
« Tu dois n’appartenir qu’au ciel qui nous entend ;
« L’arche est l’autel sacré qui sur l’Arar t’attend.
« Et toi, mon hôte, avant le jour de ia justice,
« Qu’au Dieu que nous servons ton cœur se convertisse,
« Et, lorsqu’autour de nous tout se change en cercueil,
« Que la chute d’un monde écrase un peu d’orgueil. »
« — Dieu fut cruel, vieillard, il créa la souffrance.
« — Au flot brûlant des pleurs se baigne l’espérance.
« Ne juge pas, mon fils, toi qui déjà m’es cher,
« L’œuvre du Tout-Puissant avec l’œil de la chair.
« C’est à l’œil de l’esprit à percer les nuages
« Dont la vie en passant nous voile ses images.
« La souffrance est céleste, et dans les jours anciens
« Nul trépied n’eut des feux plus sacrés que les siens.
« Si Job est éprouvé, sa force se confirme,
« Satan est terrassé par le bras de l’infirme ;
« Comme l’esprit divin succomba sous Jacob,
« L’esprit du mal succombe à la lutte de Job.
« Si d’Oedipe abhorré les larmes vagabondes
« Rongent de ses yeux morts les orbites profondes,
« Œdipe enfin triomphe ; aveugle radieux,
« L’Euménide pour lui frappe aux portes des Dieux,
« Et son cercueil sauveur protège la contrée
« Où la foudre lui creuse une tombe sacrée.
« Laisse tous ses trésors à la sainte douleur ;
« Le crime est ici-bas notre unique malheur.
« Nous enfantons le mal, et le mal nous réclame :
« C’est un plomb qu’on attache aux ailes de son âme !
« Oui, plaignons le méchant et son rêve agité ;
« De la création convive rejeté,
« Sa flétrissure au cœur lui flétrit les étoiles.
« Ainsi que l’araignée en ses immondes toiles,
« Il file autour de lui les réseaux de poison
« Qui des bienfaits de Dieu lui cachent l’horizon.
« Chaque rayon du jour lui revient en ténèbres :
« Son âme, entrelacée à ses penchants funèbres,
« Pour dernier châtiment les invente en autrui,
« Et dans tous ses amours il n’embrasse que lui ;
« Et son spectre vengeur, qu’à lui-même il oppose,
« Sous tous les points du ciel, pour l’effrayer, se pose.
« Laisse tous ses trésors à la sainte douleur,
« Le crime est ici-bas notre unique malheur.
« —Aux vents des passions lorsque l’homme chavire,
« J’accuse l’ouragan et non pas le navire,
« Vieillard ! l’orage en feu bat et poursuit nos jours ;
« Faut-il lutter sans cesse ? — Oui. Pour vaincre toujours
« L’homme a le souvenir de sa grandeur première,
« Et la liberté, sœur de la belle lumière !
« Quelquefois, mes enfants, un chasseur inconnu
« Contre un tigre, au désert, s’avance seul et nu.
« Nul fer n’arme sa main ; mais comme la tempête,
« Un lacet tourne et gronde au-dessus de sa tête.
« Avant de commencer le combat hasardeux,
« Le tigre et le chasseur se regardent tous deux ;
« L’un, puissance féroce, et déployant entière
« L’impétuosité de l’ardente matière ;
« L’autre, sur son beau front, portant arec fierté
« Ce grand signe dont Dieu marqua l’humanité.
« Bientôt, d’un vaste^bond, le monstre vers sa proie
« S’élance… le lacet en sifflant se déploie,
« Le saisit, l’enveloppe aussi prompt que l’éclair,
» L’étouffé dans son vol comme un oiseau de l’air :
« Il tombe, et du chasseur l’arme miraculeuse
« Vibre et resserre encor sa morsure onduleuse.
« Ainsi des passions qu’il nous faut étouffer,
« L’âme, fille de Dieu, peut toujours triompher. »
A ces mots, Sémida sous la voix paternelle
S’inclina sans répondre… et moi je fis comme elle.

Il existe une femme encor : le genre humain
Pourrait vers l’avenir reprendre son chemin !
Au pied du mont Arar, une vierge féconde
Pourrait ressusciter la jeunesse du monde,
Et moi, la disputant au ciel… Vœux superflus !!
Si son sein est fécond, la terre ne l’est plus.
Comment te ranimer, terre infertilisable !
Dont le sein saigne encor sous ton linceul de sable,
Mais qui ne peux nourrir, avec ce sang glacé,
La semence jetée à ton vieux flanc blessé ?
Vainement, quand je suis près de la vierge sainte,
Tu semblés tressaillir comme une femme enceinte :
Chaque jour agrandit le cercle inhabité,
Les épouvantements de ta stérilité.

Et chaque jour aussi grandissait sans mesure
Dans le cœur du maudit une étrange blessure.
Oh ! quel sera mon sort ? que fera naître au jour
Ce chaos de douleurs remué par l’amour ?…

Nous sommes seuls. — « Combien frémit ma main profane
« Au toucher lumineux de ta main diaphane !
« Laisse-moi fuir, ô toi qui ne dois pas pleurer ;
« Colombe de l’Arar que je n’ose adorer,
« Laisse au front réprouvé le fardeau de ses haines :
« Le vol de ton bonheur s’embarrasse en mes chaînes.
« N’écoute point ma voix, baisse ton œil d’azur ;
« L’aube de ta jeunesse annonce un jour si pur !
« Ton nom serein doit-il se mêler à mes fastes ?
« Chaste entre tous les fronts que les anges font chastes,
« Laisse-moi fuir, adieu, mon sort n’est pas le tien :
« On sent mourir son cœur en s’attachant au mien.
« Lierre compatissant dont la pitié m’abrite,
« Jette ailleurs tes rameaux la ruine est maudite.
« Tout me devient fatal, l’ombre, le jour, la fleur ;
« Un lys a des parfums d’où j’extrais le malheur.
« Et je souffre, et pour tous élargissant ma tombe,
« Lorsque j’ouvre la main, une infortune en tombe.
« — Si jeune, quelle voix vous fit haïr le ciel ?
« — La voix qui me donna le nom d’Idaméel,
« Le juif d’Éléphanta : j’ai vu sous un tel maître,
« Dans l’âme de Judas l’univers m’apparaître.
« Et j’ai seul aspiré, comme un souffle de feu,
« Cette âme déicide en son dernier adieu.
« — Au rang de ses fils Dieu peut encor vous élire ;
« Voulez-vous dans sa loi qu’on vous apprenne à lire ?
« —Qu’y lisez-vous, enfant ? —Les noms des bienheureux,
« Sous le rayon sacré qui s’allume pour eux.
« — Avez-vous vu briller, parmi ceux de notre âge,
« Le nom d’Idaméel sur la dernière page ? »
Elle me répondit alors, le front baissé :
« — Je n’ai pas lu depuis qu’il me fut prononcé.
« Comme un orage émeut la fleur dans sa corolle,
« Mon âme, Idaméel, tremble à votre parole,
« Mais ne se ferme point : que ferais-je ici-bas,
Si, quand je vois souffrir, je ne consolais pas ?
Retrempez votre cœur aux mystiques fontaines,
Pour l’apaiser… — Il est sous des îles lointaines
Un volcan, et toujours du fond du gouffre amer
Jaillissent des feux noirs que n’éteint pas la mer.
— Que votre désespoir afflige ma faiblesse !
Mais l’arbre de l’encens sous le fer qui le blesse
Se répand en parfums ; oh ! restez près de nous.
L’univers qui se meurt est moins triste que vous.
Et moi, moi qui d’amour ne dois pas être aimée,
D’un besoin de pitié je me sens consumée :
Je donnerais pour vous, oui, les cieux me croiront,
Jusqu’à la croix d’azur qui scintille à mon front !
L’arche, aux sommets d’Arar, sur les neiges surnage,
Et je ferais, pieds nus, ce saint pèlerinage,
Afin de vous guérir… mais comment approcher ?
Un ange flamboyant veille autour du rocher,
Nous serions foudroyés avant d’atteindre au faîte :
Mon père nous l’a dit et mon père est prophète !
Parlez-lui de vos maux, à voix basse, de près ;
Car, comme Daniel il sait de grands secrets.
Il a, pour nos douleurs, de merveilleux dictâmes,
Il sait apprivoiser les lions et les unies ;
Dans notre langue humaine il sait traduire Dieu,
Le voir au fond des cœurs comme au fond du ciel bleu,
Et dans l’orbe pourpré des humbles épilobes,
Comme autour du soleil dans la courbe des globes.
— J’aime mieux, Sémida, ton beau voile flottant.
— Mais moi, je ne sais rien, Idaméel …… Pourtant,
Si vous vouliez ouïr d’ineffables louanges,
Je vous raconterais ce que disent les anges ;
« Je vous enseignerais des mots doux et charmants,
« Si vous vouliez prier aux bords des lacs dormants.
« Je dirais les splendeurs du soir et de l’aurore,
« Pour qu’il leur soit donné quelques larmes encore ;
« Pour que l’œuvre de Dieu n’entre pas au tombeau,
« Sans qu’on répète encor : L’univers était beau !!!
« Le voulez-vous, mon frère ? Hélas ! moi, je crois même
« Que le monde se meurt, parce que nul ne l’aime :
« Oui, nous n’avions pour lui qu’un cœur indifférent,
« Nous passions sans le voir et Dieu nous le reprend
« Pour toujours… Le soleil ne veut plus nous connaître,
« Le brin d’herbe attristé refuse de renaître ;
« Sur lui l’âme a jeté son deuil, et les méchants
« Ont de leurs pleurs amers terni les lys des champs.
« L’aile du papillon, aérienne voile
« Dont la poussière avait les reflets d’une étoile,
« Se fane avec la fleur et le chant des oiseaux,
« Et les doux nids s’en vont comme ont fait les berceaux !
« — Les berceaux où flottaient tant de chants éphémères,
« Promesses de bonheur qui trompaient tant de mères !
« Les berceaux qu’embaumait l’ombre du citronnier !
« Les berceaux !!… Si le tien n’était pas le dernier !!!
« Comme pour un parfum d’Orient un beau vase,
« On fit, ma Sémida, le ciel pour ton extase.
« Si tes cheveux sur moi venaient se dénouer,
« Me feraient-ils une âme à te la dévouer ? »
Elle s’enfuit…. Et moi, tout prêt à me soumettre,
Je commence à sentir que j’ai changé de maître ;
Et j’oublie, à sa voix, la nuit qui m’enfanta
Et les enseignements des rocs d’Éléphanta.

Ils ont dit : — Sois chrétien ; le fleuve du baptême
Loin des fronts qu’il inonde emporte l’anathème. —
Et j’ai courbé la tête en souriant…….. Jésus
Dans la paix du bercail compte un agneau de plus !!

Aimer, aimer ce mot de l’extase divine,
Est-il vrai qu’à ses pieds mon âme le devine ?
Est-il vrai que sa voix, et d’amante et de sœur,
A la langue du ciel donne tant de douceur ?
Que ce ciel inconnu que sa voix me révèle,
Quand elle y régnera, deviendra beau comme elle ?
Que je pourrai, près d’elle, et par elle appelé,
Suivre un rêve d’amour sous son vol étoile ;
Et voir ma Sémida, dans sa toute-puissance,
Couvrir Idaméel d’un manteau d’innocence ?
Idaméel !… C’est moi, moi le maudit… Oh ! non,
Je ne suis plus maudit, puisqu’elle sait mon nom ;
Puisqu’elle veut que j’aime aussi le Dieu qu’elle aime !
Je dois servir ce Dieu dont son cœur est l’emblème,
Oui, je dois l’adorer comme elle, à deux genoux,
Et voir son paradis se refermer sur nous,
Et sentir dans mon sein, inondé de tendresse,
D’un hymen éternel l’angélique caresse ;
Puiser aux voluptés où sa jeune Ame dort,
Comme l’abeille blonde au fond de son miel d’or.
Je veux prier avec sa voix ardente et calme,
Allumer de mou souffle un rayon de sa palme ;
Rien qu’en baisant son front m’inspirer de sa foi,
Être tout à son Dieu ! Mais peut-elle être à moi ?…

Un soir, la lune au ciel se levait large et blanche ;
Les loxias chantaient, balancés sur la branche
Du palmier dont les airs alentour s’embaumaient ;
Sous le souffle de Dieu les fleurs des prés dormaient ;
Oui, les dernières fleurs ! .. — « O Sémida ! lui dis-je,
« L’Arar étale en vain son fertile prodige ;
« Ce globe de clarté d’où descend la fraîcheur,
« Voit pâlir, chaque nuit, sa rêveuse blancheur,
« Et s’apprête à fermer dans l’éternel nuage
« Le cercle que traçait son lumineux voyage.
« Peut-être dès demain la lune doit périr !
« As-tu donné ton cœur à ce qui va mourir ?
« Oh ! si je t’avais vue, alors que la nature
« Sous l’œil vert du printemps dénouait sa ceinture,
« Quand des premiers soleils tout prenait la couleur,
« Quand la fleur de l’amour sur cette terre en fleur
« Venait, ô Sémida ! de ses esprits de flamme
« Embaumer chastement la jeunesse de l’âme ;
« Et que des frais jasmins les berceaux odorants
« De leur exil d’Éden consolaient nos parents !
« Oh ! si je t’avais vue, alors que sans orage
« La vie en tourbillons volait sous chaque ombrage ;
« Montait du sein des bois en hymnes frémissants,
« Rendait jaloux les dieux de notre terre absents,
« Et couronnant ses fils d’acanthe et de délice,
« Baignait leur lèvre en feu des eaux de son calice !
« Sémida m’eût aimé…. Près des sources du jour,
« Le soleil en son sein eût éveillé l’amour.
« Sémida m’eût aimé…. Mais le soleil chancelle,
« Le mont Arar lui prend son unique étincelle ;
« Les anges dès demain diront : Il était là.
« Il n’a laissé qu’en moi les feux dont il brûla !
« — Et qu’importe à l’amour que le soleil se voile,
« Ou que la nuit en pleurs n’allume plus d’étoile ?
« Mon astre le plus beau serait Idaméel, »
Répondit Sémida, « mais j’appartiens au ciel !
« Si Dieu daignait nous dire à cette heure dernière :
« Que votre chaste amour remplace la lumière !
« Que vos cœurs, les derniers de ceux que j’ai bénis,
« Pour l’hymen éternel en un seul soient unis !…
« Oh ! je vous aimerais, Idaméel, mon frère,
« Sans savoir quel printemps peut manquer à la terre.
« Oh ! je vous aimerais, muette à vos accents,
« Sans savoir quels concerts de nos bois sont absents.
« Le printemps de la vie a ses chants en nous-même,
« Et l’âme a des parfums selon l’âme qu’elle aime !
« Et moi, je t’aimerais…. tu saurais à ton tour,
« Si la terre en mourant a conservé l’amour.
« Aux ombres du néant quand ce monde retombe,
« L’amour se lèverait pour embellir la tombe ;
« Mon voile dénoué le répandrait dans l’air,
« Tu verrais si mon cœur en affaiblit l’éclair.
« J’aurais, pour en parler, des mots… langue bénie,
« Et que balbutia l’extase du génie !!!
« Mais j’appartiens au ciel, et cette nuit encor
« Sur mon front, comme un rêve, ouvrant ses ailes d’or,
« Éloïm…. — Éloïm ! — C’est l’ange dont la flamme
« Répand le jour sans fin à l’entour de mon âme ;
« Mon bon ange, qui vient du côté d’Orient,
« Pour visiter les nuits que je passe en priant.
« — Éloïm !….—Il m’a dit : « Vous êtes sous ma garde,
« Je marche à vos côtés pour que Dieu vous regarde ;
« De ce globe fragile il a compté les jours !
« Vivez dans l’air du ciel, et vous vivrez toujours. »
« Que son œil a d’éclairs ! et qu’à demi voilée
« M’éblouissait encor sa splendeur étoilée !
« Oh ! quel front devant lui ne serait consumé,
« S’il se montrait h nous de tous ses feux armé !!!
« —Et vers son maître un jour vous monterez ensemble ;
« Votre ange, Sémida, sans doute vous ressemble ?
« — Depuis qu’à ma faiblesse il offre son appui,
« Je ne sais si mon âme est belle comme lui.
« — Éloïm vous instruit, dernière fille d’Eve ;
« Comme elle a commencé, notre histoire s’achève !
« — Eve n’eût pas perdu l’ineffable jardin,
« Si l’ange avait été son seul maître en Éden.
« Mais puisque Éloïm m’aime, à vous il s’intéresse ;
« Priez qu’à vos regards un jour il apparaisse.
« Éloïm !!! Éloïm !!! »… Et ce nom cependant
Pénétrait dans mon cœur ainsi qu’un glaive ardent.

Sémida ! rayonnante et chaste créature !
Dernier gage d’amour que porte la nature ;
Sous les neiges d’Arar belle fleur de Sâron ;
Rêve dont l’aile rose a rafraîchi mon front !….
Et je l’aime… et j’entends son regard me répondre,
Et sous ce long regard je sens mon cœur se fondre..
Mais la vie en tous lieux éclipse son flambeau,
Notre amour ne ferait que peupler un tombeau !
Triomphons de ses feux…… éteignons son ivresse,
Comme font au désert l’hyène et la tigresse.
Étouffons pour jamais ses désirs révoltés
Sous les larges débris croulant de tous côtés ;
Couchons-nous sur les rocs de cette terre morte,
Afin que l’avalanche avec ses flots l’emporte.

Lorsqu’un chef africain veut dompter les élans
D’un sauvage étalon, roi des sables brûlants,
Il s’approche, et déjà la flottante crinière
Dans sa nerveuse main frissonne prisonnière :
Il s’élance, retombe, et deux genoux d’acier
Etreignent puissamment les flancs bruns du coursier.
L’animal étonné, qu’un poids nouveau tourmente,
Bat son poitrail en feu de sa bouche écumante,
Élargit ses naseaux, et redouble, heurtés,
Ses bonds tumultueux au vertige empruntés.
Son œil indépendant brille en topaze bleue,
En panache de guerre il agite sa queue ;
Par ses hennissements il réclame, irrité,
Loin des jeux du Djérid, l’air de la liberté ;
S’allonge, s’accourcit, se penche, se dérobe ;
Ses veines en réseau se gonflent sous sa robe.
11 cache sous ses crins, attristés de l’affront,
L’étoile de sa race empreinte sur son front ;
Saute comme un bélier, tourne comme un orage,
Sans pouvoir loin de lui secouer l’esclavage.
S’il se dresse en fureur, l’homme, tel qu’un serpent,
A son cou qui frémit s’enlace et se suspend ;
Aiguillonne ses flancs, s’il part comme la foudre.
S’il se renverse et roule et sillonne la poudre,
Son vainqueur suit sa chute, et sans quitter le crin,
Soumet sa bouche ardente aux morsures du frein.
Ainsi j’asservirai l’amour, flamme irritée,
Tourbillon qui m’entraîne en sa course indomptée.

Un jour que dans mon cœur, battant à coup pressé,
Coulait, comme une lave, un espoir insensé ;
Un jour que je sentais, de ruine en ruine,
Ce monde défaillant m’écraser la poitrine ;
Infidèle un moment aux ordres du vieillard,
Seul j’osai, sous la foudre, escalader l’Arar.
Mes mains des rocs aigus ensanglantaient la cime,
Le vertige aveuglé tournait sur chaque abîme ;
Et pour ne pas rouler dans les gouffres grondants,
J’ébréchais des grands ifs la tige entre mes dents :
Je sentis, sans terreur, l’esprit de la tempête
Saisir ma chevelure et me lancer au faîte,
Et m’abandonner seul, en s’élevant toujours,
Sur le. roc qui portait l’arche des anciens jours.

Tu m’apparus alors, tout couronné d’orages,
O vaisseau que n’a point battu le flot des âges !
Au sommet de l’Arar huit mille ans conservé,
Incorruptible ainsi que l’âme de Noé.
Bois régénérateur, miraculeux refuge,
Bercé quarante jours sur le sein du déluge,
Et d’où sortit après, Dieu montrant le chemin,
Un oiseau blanc suivi d’un nouveau genre humain !
Tu m’apparus !!! hélas r à son dernier naufrage
Ce monde, ô bois sacré, n’aura rien qui surnage !
Ce n’est plus l’Océan qui nous engloutira :
L’Océan condamné, comme un de nous mourra.
Tu ne peux nous sauver, et dans ces nuits avides
De l’arche de Noé les flancs resteront vides !
Tu ne peux nous sauver… et je parlais encor,
Lorsqu’au fond du vaisseau de nombreux cercles d’or
Frappent mon œil ému qui s’abaisse, et contemple
Un grand globe oublié dans le nautique temple.
O prodige ! ce globe, en ses cercles brillants,
De la terre et des cieux nous livrait tous les plans ;
Leurs secrets, leurs rapports, et sur l’arc de sa voûte
Chaque étoile d’en haut pouvait lire sa route :
Ouvrage merveilleux, antédiluvien,
Et dont, peut-être, au ciel quelque ange se souvient ;
Sur un dos d’éléphant jadis porté dans l’arche ;
Type du monde aux mains du premier patriarche,
Qui passait dans la mienne, et dont mon œil épris
Voyait, sous ses éclairs, étinceler le prix.
Tout ce que mon génie, en ses brûlantes veilles,
Avait avec le monde échangé de merveilles,
N’était qu’un faible essai du splendide chemin
Qu’on pouvait parcourir, ce globe dans la main.
Là, des signes brillaient : mots hiéroglyphiques,
Des pouvoirs de l’esprit symboles magnifiques.
Là, sans qu’on employât la flamme ou les marteaux,
La parole apprenait à dompter les métaux,
Et s’armait, à son gré, des forces souveraines
Qu’attribuait Platon à la voix des Sirènes.

Là, s’expliquait la loi qui joint si constamment
Les secrets de la foudre aux secrets de l’aimant.
Là, sans être pour nous obscurcis d’aucune ombre,
Vivaient, ressuscites, les miracles du nombre,
Dont la force harmonique, en ses divers accords,
Règle le poids subtil des atomes des corps.
Là, le feu primitif nous livrait sa puissance.
Là, se lisait comment l’inextinguible essence
Peut redonner la vie à des mondes errants,
Dans un trop long voyage épuisés et mourants.
Durant trois jours entiers, sous la froide atmosphère,
La sueur de mon front inonda cette sphère.
Mon œil laborieux se posa seul et nu,
Durant trois jours entiers, sur le grand inconnu.
Et nul autre avant moi, dans ses travaux insignes,
N’avait pu soulever le voile de ces signes.
J’y parvins, en criant : — Le monde vit encor. —
J’arrachai du vaisseau le globe aux cercles d’or,
Et puis je descendis de la montagne austère,
Emportant sur mon cœur le salut de la terre.

Les cèdres inspirés sur ma route chantaient :
Hymnes qu’à leurs aiglons les aigles répétaient.
Comme si de la mort fuyait l’ombre livide,
Comme si la nature en son sein froid et vide
Aspirait de la vie un souffle entre mes bras,
Lorsque je lui criais : — Tu ressusciteras ! —

Près de Cléophanor qui priait sur la cendre
Et ne m’avait pas vu du mont sacré descendre,
Je m’avance, et ma voix triomphante lui dit :
« Père de Sémida, je ne suis plus maudit ;
« La réprobation d’Idaméel s’éloigne,
« Le jour ressuscité de mon pardon témoigne !
« Vois briller dans mes mains ce globe éblouissant,
« Ce gage de salut qui me fait innocent.
« Tandis que tu priais sur le roc solitaire,
« J’ai senti que l’esprit m’enlevait de la terre,
« Et j’ai suivi son vol. — Où s’est-il arrêté ?
« —Sur le plus haut sommet de l’Arar redouté.
« — Qu’as-tu vu sur l’Arar ? — Un océan dé neige
« Qui portait l’arche sainte en ses flots…—Sacrilège !
« —Écoute jusqu’au bout : le sauveur d’Israël,
« Moïse, pour chercher la science du ciel,
« Resta quarante jours sur le mont prophétique ;
« Et tenant dans ses bras la lourde table antique,
« Il reparut enfin… Après la passion,
« Trois jours on attendit la résurrection
« De Christ, qui ne sortit du tombeau qu’à ce terme,
« Ayant ravivé l’âme en son éternel germe.
« De même Idaméel, dernier législateur,
« Plus que Moïse et Christ suprême rédempteur,
« Après trois jours entiers de studieux orage,
« Redescend de l’Arar, ayant fait son ouvrage.
« Les secrets primitifs par moi sont découverts ;
« Et le corps et l’esprit de ce vieil univers
« Vont sortir de la mort, réchauffés à ma flamme,
« Et le monde nouveau n’aura que moi pour âme.
« Que Sémida, ta fille, en acceptant ce don,
« Achève sur mon cœur de sceller le pardon !
« Je ramène la vie aux flancs de la nature ;
« Et l’hymen, à son tour, sort de sa sépulture.
« Mon amour… » Le vieillard se releva du sol
D’où ses ardents soupirs vers Dieu prenaient leur vol.
Il se leva si grand que j’en baissai la tête ;
Et sa voix dont l’Arar résonne jusqu’au faîte :
« Quoi ! le mont du salut vient d’être profané !
« Quoi ! l’ange de l’Arar n’a pas exterminé
« L’orgueilleux qui, trois jours,vint dans l’arche, en silence
« Peser les jugements de Dieu dans sa balance !!!
« Tu me parles d’amour, d’hymen, de descendants,
« Quand la création gangrenée en dedans,
« Voit ses iniquités paraître à sa surface,
« Comme un cancer caché qui nous monte à la face :
« La plaie est incurable, et l’on n’y peut toucher
« Sans voir tout son venin à l’âme s’attacher.
« Oui, déjà dans la tienne à flots il s’inocule ;
« Dans ton sang réprouvé la révolte circule.
« Pourquoi t’ai-je accueilli ! quel es-tu ? qu’as-tu fait !
« Pourquoi si près des ci eux élever ton forfait ?
« Ta réprobation n’existe plus…. démence !
« Ce n’est que d’aujourd’hui, pécheur, qu’elle commence.
« Celui qui fut prédit, quand saint Jean, dans Pathmos,
« Vit monter de l’abîme un ouragan de maux ;
« Celui qui, dernier roi de la terre obscurcie,
« Et vers la fin des temps effroyable Messie,
« Doit arracher au prêtre et l’encens et le sel,
« Doit changer le blasphème en hymne universel ;
« Toucher, pour les souiller, à tous les tabernacles,
« Du vent de son orgueil balayer les miracles ;
« Et, frère de la mort et du grand malfaiteur,
« De tous deux, à lui seul, dépasser la hauteur ;
« Celui-là de l’Arar put seul tenter les cimes !…
« Tu m’abordais, géant, les mains pleines de crimes !
« Tu m’abordais, géant aux volontés de fer,
« Afin de préparer ce monde pour l’enfer.
« Dans ton sein condamné le blasphème palpite,
« Le spectre de Satan dans ta pensée habite !
« Je découvre trop tard, gravé sur chaque trait,
« De l’Antéchrist en toi le sinistre portrait.
« Insensé que j’étais !!! j’ai marqué de l’eau sainte
« La couronne du mal dont ta tête fut ceinte !
« Aveuglement d’un jour que mes pleurs expieront,
« J’ai cru que le baptême en absoudrait ton front.
« Repens-toi, malheureux, et que ce front s’allège
« Du poids d’un sacrement qu’il change en sacrilège !!
« Tu veux sauver la terre, et pour la protéger
« Du plus grand des forfaits tu viens la surcharger !
« De ton impiété qu’oses-tu te promettre ?
« Crois-tu changer les plans du divin géomètre ?
« Avec sa volonté crois-tu pouvoir jouer ?
« Crois-tu, comme un fruit mûr, la pouvoir secouer
« De l’arbre que les cieux arrosent de leur onde ?
« Redresser, malgré Dieu, le cadavre du monde !
« Et pour les féconder, dans nos sillons en deuil,
« Semer, pour premiers grains, la révolte et l’orgueil !
« Crois-tu, profanateur de l’arche et de ma fille,
« Installer ta démence au cœur de ma famille ;
« Et que je laisserai, moi, moi Cléophanor !
« Sur mon tombeau prochain peser ton globe d’or ?
« Je ferai ce qu’ici l’archange aurait dû faire.
« Cesse de demander un crime à cette sphère :
« Fuis, cesse de lutter contre le Dieu vivant ;
« De ton monde nouveau livre la cendre au vent ;
« Que ta création d’un jour soit écrasée, ’
« Comme sa vaine image est sur ce roc brisée !… »

Alors, comme animé d’un élan surhumain,
Il saisit l’orbe d’or rayonnant dans ma main ;
Et faisant vers le ciel un geste expiatoire,
Contre un roc de l’Arar écrasa ma victoire :
Ce globe où le secret de vie était gravé,
Oeuf d’aigle où sous mon œil un monde était couvé !
Puis appelant sa fille, il lui dit à voix haute :
« A ton hymen sacré Dieu convia notre hôte ;
« Que cet hymen s’achève, ici même, à ses yeux ;
« La lutte recommence entre l’homme et les cieux.
« L’arche au mont du salut vient d’être violée :
« Seconde arche de vie, au monde sois voilée !
« Ma fille, éteins en toi tout souvenir mortel,
« Élève l’holocauste au niveau de l’autel.
« Sur le vaste cercueil Dieu te marqua d’un signe ;
« Notre sainte agonie attend ton chant de cygne !
« Sois une voix bénie en l’effrayant concert
« Que donne la nature au maître qu’elle sert.
« Eve des derniers jours, seule vierge féconde,
« Ce voile sur ta tête est le linceul du monde !
« Pour conduire le deuil universel, enfant,
« Attache-le toi-même à ton front triomphant ;
« Et marche avec respect, sous ses longs plis funèbres,
« Quand la mort alentour doublera leurs ténèbres.
« Si tu méconnaissais l’esprit qui règne en toi,
« Mes malédictions… —Père, bénissez-moi !… »

Et je vis, tel qu’un Dieu sorti du sanctuaire,
Le vieillard déployer le voile mortuaire ;
Et ce voile ennemi, dernier de ses présents,
Tomber, avec la nuit, sur ce front de seize ans.
Et je vis Sémida., victime belle et pâle,
Achever en chantant la fête sépulcrale,
Et vouer au néant, sans regarder mes pleurs,
Et le monde, et l’amour, et sa jeunesse en fleurs !…
Et moi je blasphémais, et moi sous l’anathème,
Je me sentais enfin redevenir moi-même !…
Et la terre entendait, de moments en moments,
Sous le poids de l’autel crier ses ossements.

Prodige plus affreux ! sous des voiles de brume
Le ciel, de feux sanglants à son zénith s’allume ;
Et l’Arar, tout à coup, fortement découpé,
Brille, comme un glaçon qu’un éclair a frappé :
C’était la lune… non telle qu’elle se penche
Vers ce monde endormi sous sa couronne blanche.
Météore insensé qu’emporte un tourbillon,
Labourant un ciel noir d’un rougeâtre sillon,
Trois volcans sur son disque entr’ouvraient leur cratère ;
Nés dans le sein de l’astre, ils dévoraient leur mère,
Lançant de toutes parts, en bouquet effrayant,
Les débris allumés du globe tournoyant.

Sous le manteau d’éclairs qui couvre ses épaules,
De la création ébranlant les deux pôles,
Épouvantant l’éther de ses bonds convulsifs,
La lune se débat dans les feux corrosifs.
Du bruit de sa ruine elle remplit l’espace :
Corps céleste, sans âme à l’heure qu’il trépasse,
Et qui voudrait encor, dans un combat géant,
Disputer ses rayons aux ombres du néant !
La mourante, longtemps déchirée, agrandie,
Flotte, comme une voile, aux bras de l’incendie :
Et pleurant ce trépas qui rend les cieux déserts,
Naufrage lumineux dans l’océan des airs !

Les constellations, sur leur route infinie,
Contemplent tristement l’orageuse agonie.
Jamais comète, errant dans l’empire étoile,
N’arma de plus de feux son vol échevelé !
Et le lion céleste, inondé de lumière,
Craint que l’embrasement n’atteigne sa crinière.
Tu meurs, gloire des nuits, lueur du firmament !
De chacun de tes feux sort un gémissement,
Comme un adieu funèbre au soleil qui, plus pâle,
Apparaîtra demain sous un voile d’opale ;
Et qui, vers l’horizon épiant ton retour,
Dans les cieux, pour te voir, prolongera le jour.
Nous ne te verrons plus, esclave rayonnante,
Te lever chastement de l’onde frissonnante ;
Et, quand la terre dort sous l’azur calme et beau,
Pour ta reine indolente allumer ton flambeau.
Nous ne te verrons plus te suspendre à ton temple
Comme un miroir magique où la paix se contemple :
Compagne du silence, à travers les roseaux
Assoupir tes clartés sur la fraîcheur des eaux ;
Dans le gazon bleuâtre en glissant faire éclore
Des fleurs que n’ouvre pas le réveil de l’aurore ;
Sous le voile abaissé des feuillages amis,
Couvrir d’un réseau blanc les ramiers endormis ;
Et venir argenter de tes baisers si calmes
Le nid des loxias dans l’éventail des palmes ;
Passer mélancolique, et recréer pour nous
Sous ton regard d’albâtre un univers plus doux !
Nous ne te verrons plus, dans ta limpide fête,
Laisser tomber du ciel les perles de ta tête ;
Et, pour désaltérer tes sylphes transparents,
Remplir le sein des lys de tes pleurs odorants ;
Tandis qu’autour de toi, des onduleux génies
La danse, au vol rêveur, nouait ses harmonies ;
Et que, du rossignol au chant des alcyons,
Les hymnes de la nuit flottaient dans tes rayons !
Nous ne te verrons plus, ô belle solitaire,
Caresser pour l’amour la moitié de la terre ;
Nous inonder, à flots,.d’un jour mystérieux
Qui se levait en nous, comme toi dans les cieux,
Quand ton disque enchanté faisait passer sa flamme
Du calice des fleurs au calice de l’âme !!!
C’en est fait ; décroissant à l’œil qu’il éblouit,
Dans un dernier éclair l’astre s’évanouit.
A ce lugubre jour l’obscurité succède,
Et la sœur du soleil au tombeau le précède ;
Et l’Océan sur qui son poids ne pèse plus,
De nos caps désolés bat les monts chevelus.
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