Harpes d’Éden, chantez le bonheur immortel !
Une extase de feu monte de chaque autel,
Et les sept cieux, brûlant autour du divin maître,
Sont un temple d’hymen dont lui-même est le prêtre.
Mais parmi ces élus, ces trônes, ces ardeurs,
Qui du chaste anneau d’or échangent les splendeurs,
Sous la belle lumière amoureuse et flottante,
Des mystiques palais une jeune habitante,
Une seule, rêvant, priant, aimant à part,
Ne laissant pas son cœur, vivre sous un regard ;
Au doux frémissement des ailes balancées,
D’impossibles désirs attristant ses pensées ;
Regrettant dans le ciel l’air de l’exil natal,
N’avait jamais cherché dans les bois de santal,
Sur quel bel habitant du glorieux empire
Elle reposerait son éternel sourire.
Cette sainte, c’était la blanche Sémida ;
Vierge qu’avec orgueil le monde regarda,
Quand le monde, déjà se penchant vers son terme,
De la vie en son cœur sentait mourir le germe.
Dernier enchantement de la terre, et pareil
A celui qu’adorait la terre à son réveil.
Vase pur, dont le miel eut une goutte amère ;
Dernière fille d’Eve et semblable à sa mère !!
Avant de se voiler au terrestre séjour,
La suprême beauté, dans Eve éclose au jour,
Était venue encore en rayons d’innocence,
Sur ce front de quinze ans verser sa pure essence.
Sémida ! Sémida ! dernier présent de Dieu !
De la forme idéale éblouissant adieu !
Il semblait que la vie, en s’exilant du monde,
Eût voulu s’admirer dans cette tête blonde.
Nos fleurs, en se fermant avaient, pour vivre encor,
Laissé tous leurs parfums dans ses beaux cheveux d’or.
Son regard que ses cils couvraient de leurs longs voiles,
En les voyant mourir, avait pris aux étoiles
De leurs derniers rayons les flottantes lueurs.
Les pleurs de la rosée avaient formé ses pleurs.
Tout ce que la nature exhale d’harmonie
Revivait dans sa grâce et dans sa voix bénie ;
Et son sourire aurait, sous lé glaive enflammé,
Rouvert le paradis qu’Eve s’était fermé.
Telle et plus belle encore aux cieux que sur la terre,
Celle qu’on appelait la Vierge solitaire
Errait languissamment et, parmi les élus,
Semblait attendre encore où l’amour n’attend plus.
Sans perdre de son front l’aimable transparence,
Sémida, dans le ciel, s’attriste d’espérance ;
Et son éternité, de printemps en printemps,
N’est qu’un miroir voilé qui réfléchit le temps.
Au sein du firmament la terre est son seul rêve,
Dans ses célestes nuits notre aurore se lève ;
Et les saintes, ses sœurs, en parfums d’amitié,
Sur sa douce tristesse épanchent leur pitié.
Venez, vierges ! venez baiser sur sa poitrine
Cette petite croix d’or et de saphyrine,
Que souvent son regard a cru voir resplendir,
Et jusqu’au Saint des Saints dans l’infini grandir !
Anges et séraphins ! oh ! que l’amour vous guide
Vers cet enfant d’Éden que Éden intimide.
Accoutumez ses yeux à vous voir, sans effroi,
Jusqu’à ses pieds distraits baisser vos fronts de roi ;
A ne plus se tourner, quand le jour vous inonde,
Astres désenchantés, vers l’ombre où fut le monde..
Venez dans tout l’éclat de sa sainte fierté,
Sans craindre de flétrir la fleur d’humilité !
Vengez l’hymne éternel qu’elle écoute sans charmes,
L’orgueil du Paradis insulté par ses larmes ;
Sous son regard ouvert à la nuit du passé,
Vengez le jour divin autour d’elle éclipsé !
A la terre d’exil comparez la patrie.
Dites-lui, sans blesser sa molle rêverie,
Combien, s’il veut aimer, son cœur pur aimera,
Sous les rameaux penchés de vos grands bois d’amra ;
Combien est embaumé d’aloès et de rose,
Pour Je sommeil d’un ange un palais d’argyrose !
Balancez sur ses nuits, dans vos écharpes d’or,
Des songes plus légers qu’un vol d’alexanor.
Dites-lui que vos cieux, blanche et mystique enceinte,
Ne sont pas trop étroits pour l’âme d’une sainte ;
Que votre soleil seul peut lui verser le jour,
Que les souffles de Dieu parfument votre amour.
Oh ! dites-lui combien, dans sa brillante voie,
Peuvent germer d’épis pour vos moissons de joie ;
Et sous les balsamiers, sous l’héliante en fleurs,
Montrez-lui qu’elle est belle au miroir de ses pleurs !
L’âme de votre sœur se meurt de défaillance.
Venez… mais, sans vous voir, elle fuit en silence
L’ombre du Nialel, arbre transfiguré
Qui nourrit les élus de son doux miel ambré.
Elle fuit les ruisseaux tout bordés d’asphodèle ;
Elle fuit, sans les voir, à sa langueur fidèle,
Les perles q« ’à ses pieds roulait chaque Ilot bleu,
Grains de sable natifs des fontaines de Dieu,
Quelquefois, pour entendre une voix qui console,
Elle donnait son âme aux soupirs de sa viole ;
Écho mystérieux, ineffable, infini,
D’un nom qui n’était pas sur le livre béni ; ,
Et ses cheveux voilaient de leurs soyeuses, tresses,,
L’instrument radieux en pleurs sous ses caresses.
Elle ! dont le regard aurait, s’il eût voulu,
Inondé de bonheur l’anneau d’or d’un élu. ;
Et dont la pure voix, même dans son délire,
Chantait plus près da Dieu que la céleste lyre ;
Elle ! dont la couronne avec grâce étoilait
Le nuage indécis, qui toujours la voilait.
On dit que les vieillards, au grand front prophétique,
Respectaient sa tristesse et son trouble extatique,
Comme un miracle saint, scellé d’un triple sceau,
Et dont l’obscurité décora son berceau,
Ainsi l’Arabe encor, comme un mystère immense,
A l’égal du Coran adore la démence :
Dans une âme où n’est plus le jour du souvenir,
Il croit pouvoir surprendre un rayon d’avenir ;
Et les secrets du sort dans sa mélancolie,
Et le regard divin dans l’œil de la folie.
Parmi tous les élus se demandant entre eux
Du deuil de Sémida le secret douloureux,
L’âme la plus touchée et la plus attendrie,
C’était, sous les palmiers, Madeleine-Marie.
Un jour, elle se dit : « Il la consolerait.,
« Le cœur qui près du sien une fois pleurerait ! »
Et loin des chants sacrés, tendre et compatissante,
A force d’amitié, la sainte éblouissante
Reprit, comme au désert, des soupirs de douleur ;
Sa pitié sur son front fit monter la pâleur.
Abdiquant un moment l’auréole dorée,
Et le manteau royal d’amante préférée,
Elle chercha sa sœur, qui, la voyant ainsi,
L’aima d’un grand amour et lui dit : « Me voici ! »
Des mimosas discrets les rameaux les voilèrent ;
Puis en se regardant les saintes se parlèrent.
SÉMIDA.
Est-ce toi, Madeleine ? Oh ! ma sœur, est-ce toi ?
Il est donc une élue aussi triste que moi ?
Quand le céleste époux dans sa gloire t’appelle,
Je ne t’ai jamais vue et si douce et si belle :
Sans doute que mon œil était trop ébloui
Pour pouvoir t’admirer, comme il fait aujourd’hui !
Car aujourd’hui, de paix ta présence m’inonde !
Et mou cœur suit ton cœur comme l’onde suit, l’onde.
MADELEINE.
Je t’aime ! et, te voyant pleurer et défaillir,
J’ai senti de pitié mon âme tressaillir.
Si j’ai pris de ton front la tristesse, ô mon ange !
De mon sein amoureux prends la joie en échange.
Pour me pencher vers toi si j’ai pris ta couleur,
Viens prendre mes parfums, ô ma céleste fleur.
Je t’aime ! et je voudrais, sous ces rameaux, t’entendre
Me dire ton secret avec ta voix si tendre.
Je voudrais, plaignant ceux qui souffrent au désert,
Comme au livre béni lire en ton cœur ouvert !
SÉMIDA.
Ah ! laisse-le toujours se fermer sur sa peine :
C’est un parfum aussi que la plus faible haleine
Même des vents du ciel eu poison changerait.
MADELEINE.
Ce matin, ô ma sœur ! quand ta viole pleurait,
On dit qu’à ces soupirs, au pied d’un mélodore,
Un nom mystérieux que ta langueur adore,
Se mêlait doucement et puis venait dormir
Sur les fils enchantés qu’il avait fait gémir.
Oh ! par quels souvenirs serais-tu donc liée
À la terre d’exil de nous tous oubliée ?
La terre, Sémida, qu’avait-elle à t’offrir ?
Était-elle plus belle au moment de mourir ?
Avait-elle gardé pour son heure dernière
Sa plus douce verdure en son sein prisonnière ?
Mis un manteau d’azur plus riche au firmament ?
Comme l’âme du juste au suprême moment,
Pour faire à son Seigneur une plus riche offrande,
Était-elle plus calme, et plus pure et plus grande ?
Ornait-elle son front de lys plus éclatants ?
Chantait-il plus d’oiseaux à son dernier printemps !
Rendait-elle en mourant à Dieu, son père auguste,
Ce triple de parfums que rend l’Ame du juste ?
SÉMIDA.
La terre était la même.
MADELEINE.
Alors pourquoi pleurer,.
Et dans un souvenir si triste t’égarer ?
Sais-tu que ton absence afflige, dans nos fêtes,
Cléophanor ton père, un de nos grands prophètes ;
Et l’ange qui jadis sur terre te garda,
Ton bel ange Éloïm, le sais-tu, Sémida ?
SÉMIDA.
Oui..
MADE LEINE.
Pourquoi fuir ainsi le jour, ô jeune sainte ?
Pourquoi couvrir de deuil ton voile d’hyacinthe ?
Que fais-tu, que fais-tu de ton éternité ?
SÉMIDA.
Sur ma croix d’or, ma sœur, mon œil s’est arrêté :
Oui, sur cette croix d’or rayonnante ; et c’est elle
Qui me sert d’horizon dans la vie immortelle.
A savoir mes secrets elle seule a des droits.
Je chante sur ma viole et pleure sur ma croix.
Je l’avais au berceau, Madeleine, et je pense
Que ma dévotion aura sa récompense.
Cette croix sur mon sein est un mystère aussi ;
Je la portais sur terre et je la porte ici.
Et je vois, ô ma sœur, ou je crois voir peut-être,
Sur la relique en feu l’avenir m’apparaître.
MADELEINE.
Aux cieux un avenir qui n’est pas le présent !
SÉMIDA.
Tel que l’espoir le donne.
MADELEINE.
Oh ! douloureux présent !
SÉMIDA.
Au fleuve de l’espoir ma soif se désaltère.
MADELEINE.
Moi, j’espérais aussi quand j’aimais sur la terre !
SÉMIDA.
Vers ces temps disparus, oh ! reportons nos yeux.
MADELEINE.
Je craindrais, comme toi, de ne plus voir les cieux ;
Mon amour est divin.
SÉMIDA.
O douce image, ô rêve !
Enfance aux jours dorés qui devant moi se lève !
Sommeils si doux trouvés sous l’ombre des palmiers1 !
Fontaine intarissable où buvaient les ramiers !
Vallons des amandiers, vallons de fleurs, beaux vases
Qui mêliez vos parfums à toutes mes extases !
Rochers du mont Arar que la terre encensa,
Où naquit notre amour, où l’arche se posa !
SÉMIDA.
Grotte où je contemplais, à son bras enlacée,
Un autre ciel éclos d’une seule pensée !
Citernes d’où sa voix s’élevait comme un chant !
Belles neiges, miroir des roses du couchant,
Qui prolongiez pour nous, sur le mont symbolique,
Des doux reflets du soir l’adieu mélancolique !
O lointains souvenirs !!!
MADELEINE.
Mes souvenirs à moi,
Tous éteints pour mon cœur, se raniment pour toi.
La charité sur eux souffle une seconde âme.
Morts pour la bienheureuse, ils vivent pour la femme ;
Ils se lèvent en foule et font monter au jour
Le spectre du désert prêt à parler d’amour.
Au pardon du Seigneur avant d’être appelée,
De ces rêves brûlants mon âme fut peuplée :
Les voyant autour d’elle en cercle flamboyer,
Elle les reçut tons à son divin foyer,
Disant : — Vous me serez le jour, l’ardente vie ;
Faites-moi tant de dons qu’un ange les envie ! —
Et je fus la plus belle, et j’appris le bonheur
Aux regards suppliants qui cherchaient ma langueur.
J’aspirai dans mon sein le monde à chaque haleine ; .
Mon voile d’or suffit à parfumer la plaine ;
L’Idumée à genoux d’orgueil me couronna ;
Du Dieu quitté pour moi l’encens m’environna.
Mais un jour (jour que Christ pesa dans sa balance !),
Sur les chants enivrés jetant son long silence,
Arrachant mes joyaux, éteignant mes trépieds,
Le désert vint aussi se coucher à mes pieds.
Il attira vers lui la grande pécheresse,
Ouvrit ses larges bras de sable à ma tendresse,
Et je changeai d’amour ; mon cœur demeura seul,
Ayant autour de lui le désert pour linceul :
Le désert, pour livrer dans ses mansuétudes
Aux eaux de ma douleur ses vastes solitudes ;
Pour être ma famille et pour coller, vingt ans,
Sur le même rocher mes genoux pénitents :
Le désert, pour blanchir de tristesse et de cendre
Mes cheveux qu’à mes pieds l’orgueil faisait descendre ;
Le désert, pour user de remords en remord
Sous ma lèvre amoureuse une tête de mort !
SÉMIDA.
O ma sœur !!!
MADELEINE.
Mais toi, toi qu’un rêve obscur tourmente ;
D’un souvenir d’exil mélancolique amante ;
Pécheresse du ciel, quel remords attester !
Auras-tu mon cercueil pour te ressusciter ?
Où rencontreras-tu dans la gloire absolue,
Une tête de mort pour tes baisers d’élue ?
SÉMIDA.
Oh ! viens prier pour moi !
MADELEINE.
Non, nous ne prions pas
Entre élus l’un pour l’autre !
SÉMIDA.
Oh ! viens guider mes pas !
Ta main, pour relever la force qui me reste !
Un cri de repentir pour une voix céleste !
MADELEINE.
Jésus peut t’exaucer ; Jésus t’ouvre ses bras.
SÉMIDA.
Il daignerait m’entendre !
MADELEINE.
Oui, puisque tu prieras ;
Il m’écouta moi-même.
SÉMIDA.
Au grand jour des alarmes,
Quand la terre vivait.
MADELEINE.
Elle vit dans tes larmes !!!
Lorsque nous dépouillons notre manteau brillant,
Pour couvrir en hiver les pieds d’un mendiant ;
Comme la charité n’est pas un vain mensonge,
Jésus-Christ dans la nuit nous apparaît en songe
Et de notre bienfait se montre illuminé,
Sous le même manteau que nous avons donné.
Tel, et plus vite encor, le doux fils de Marie
Vient du triangle en feu vers Sémida qui prie ;
Et, pour la rassurer, se pare également
De tous les dons voilés qu’autrefois humblement
(Aumônes d’espérance et de douces pensées)
Elle avait faits sur terre aux âmes délaissées.
SÉMIDA.
Combien mes yeux en pleurs, craintifs comme ma voix,
Avant de vous chercher se sont baissés de fois !
Daignez, soleil divin, oh ! daignez, sous Son voile,
Secourir d’un rayon la pâleur d’une étoile.
Je renaîtrai, Seigneur, et, mes yeux sur vos yeux,
Je reprendrai mon vol vers l’orient des cieux.
Vous êtes le Sauveur ; c’est vous qui, sur la terre,
Avez tendu la main à la femme adultère.
Vous ne laisserez pas, ô Christ, gémir en vain
Une vierge infidèle à son époux divin.
Mon cœur douloureux s’ouvre à celui qui délivre ;
Lisez, pour les changer, aux pages de ce livre ;
Venez en effacer un nom doux et mortel.
Vous le savez, Seigneur, je pleure Idaméel !
Idaméel, cette âme autrefois fraternelle,
Qui ne me suivit pas dans la vie éternelle ;
Ce front en vain baigné dans les eaux du Jourdain ;
Ce regard dont l’absence a dépeuplé l’Éden ;
Cette voix qui n’a plus de voix qui lui réponde !
Nos berceaux ont posé sur le cercueil du monde ;
Et nous avons tous deux fermé sur nos sentiers
La grande chaîne humaine à ses anneaux derniers.
Mais au pied de l’Agar quand nous nous séparâmes,
Un bandeau différent couronna nos deux âmes :
Et j’ai pleuré sa chute, et j’ai senti, Seigneur,
Feuille à feuille à mon front se faner le bonheur.
Quelquefois même, ô Dieu ! moi, votre humble servante,
Dans le rêve insensé qu’aucun vœu n’épouvante,
J’ai cru, démence impie ! en prononçant son nom,
Rouvrir dans votre sein l’abîme du pardon.
J’ai cru vaincre, à genoux, un arrêt invincible.
Égarant la prière en un vol impossible,
J’ai cru voir sous mes pleurs refleurir pour le ciel
(Ainsi qu’Abbadona sous les pleurs d’Abdiel).
Celui que j’aime encore, et que le monde en cendre,
Quand je montais vers vous, ô mon Dieu, vit descendre,
Pardonnez-moi ; je suis l’ouvrage de vos mains,
Et l’œil de votre amour veille à tous mes chemins.
Votre sagesse, ô Christ ! qu’en l’adorant j’atteste,
Protège de pitié mon délire céleste.
Mais pourquoi ces regrets, ce deuil, cette langueur,
Fardeau que seule ici j’ai gardé sur mon cœur !
Autrefois, si parmi les enfants de la terre,
La douleur, ô mon Dieu ! fut un si grand mystère,
Oh ! combien ce secret revit plus étonnant
Dans l’ineffable paix du séjour rayonnant !
Pourquoi dans l’hymne saint des chants presque funèbres ?
Pourquoi mon auréole a-t-elle ses ténèbres ? .
Pourquoi mes souvenirs, ô mon maître, et pourquoi
L’univers, mort pour tous, n’est-il pas mort pour moi ?
A quel bonheur sans nom osai-je donc prétendre ?
Lorsque j’ai tout reçu, Seigneur, que puis-je attendre ?
Je pleure, et dans mon sein ne sont pas attiédis
Mes regrets, tout baignés de l’air du Paradis.
Si du terrestre Éden vous exilâtes Eve,
Mon délire est pour moi l’archange armé du glaive ;
Des éclatants parvis il m’exile à mon tour ;
Il prive de lumière une fille du jour.
Je perds la belle fleur de la vie éternelle
Qui se fane blessée au frisson de mon aile-,
Et même devant vous j’attriste, en l’écoutant,
L’angélique concert autour de nous flottant.
LE CHRIST.
Toi, le dernier enfant que m’envoya la terre !
De mes plus doux trésors tu fus dépositaire.
Tu le sais, jeune sainte, et toute ma faveur,
Tu la payas de l’or si pur de ta ferveur ;
Et tu tendis les mains vers la palme promise :
Tu ne peux la porter après l’avoir conquise !
Entre toutes tes sœurs je vins te couronner ;
Tu savais obéir, tu ne sais pas régner !
Et ton front, sous les feux dont mon amour l’inonde,
Jusque dans ses rayons porte le deuil du monde.
Ta langueur à mes pieds ne peut se ranimer
Faut-il changer les cieux pour te les faire aimer ?
Devais-tu, mon enfant, pleurer dans la lumière,
Au service de Dieu toi jadis la première ?
Toi que l’Arar gardait sous ces rocs orageux,
Avec l’arche cachée à son sommet neigeux,
Quand d’un terrestre amour tu rejetais l’entrave ;
Quand ton âme était reine en sa robe d’esclave.
Toi qui fis du tombeau l’autel de la pudeur !
Qui me livras tes jours, comme un lys dont l’odeur
Se mêlait chastement à tes autres offrandes ;
Toi, dont l’heure suprême eut des ailes si grandes,
Sémida ! qu’on la vit d’un seul vol te jeter
Aussi près du Seigneur qu’un élu peut monter :
Emportant avec toi, céleste conquérante,
Les dernières vertus de la terre expirante.
SÉMIDA.
Ma mort serait la même ; elle triompherait,
Et l’ange du martyre à vous me conduirait,
Si j’étais sur la terre : oui, languissante ou forte,
Dans la joie ou le deuil, l’ombre ou le jour, n’importe,
J’obéirais encore, oh ! donnez-moi l’oubli,
L’oubli d’un nom !
LE CHRIST.
Ce nom, dans l’ombre enseveli,
Qui pour la consumer à ton âme s’attache,
Ce nom, plus ténébreux que la nuit qui le cache,
Eût obscurci ton front et les cieux d’alentour,
Si mon regard sur toi ne conservait le jour.
D’Idaméel perdu tu rêves la présence !
Ton regard, où je suis, remarque son absence !
Ne te souvient-il plus qu’infidèle à ma loi,
Il mit tout son génie1 à s’éloigner de toi ?
Ai-je, pour le sauver, oublié quelque grâce ?
Lorsqu’il volait au mal, ai-je perdu sa trace ?
Je le protégeai plus que tout autre mortel :
Je l’appelai du haut de mon dernier autel,
Et la terre me vit, près d’être anéantie,
M’enfermer, pour lui seul, dans la dernière hostie.
Mais cette âme, toujours fuyant loin de mes pas,
Ne pouvait respirer qu’où Jésus n’était pas.
Tous mes dons dans son sein se tournaient en colère ;
Le vase empoisonnait la liqueur du calvaire.
En vain tu te joignais à moi pour l’implorer ;
Ton amour, astre pur, servit à l’égarer.
Et l’arche où fleurissait la vie, ô ma colombe !
Il vint la visiter pour s’en faire une tombe ;
Et le monde expirant, dans ses pièges conduit,
Fit un pas de géant vers l’éternelle nuit.
Tu pleures sur son sort ! sais-tu comme il expie
Les grands aveuglements de sa révolte impie ?
Et sais-tu, dans le champ que lui-même a semé,
Quel terrible joyau pour son front a germé ?
Sais-tu quel nouveau titre a couronné, son crime ?
Comme moi roi des cieux, il est roi de l’abîme !!!
Il est roi de l’abîme !…
SÉMIDA.
Idaméel !!!
LE CHRIST.
Celui
Qui crut que l’univers ne renfermait que lui ;
Celui qui, sous son œil, avait vu sans partage,
D’un savoir menaçant se grossir l’héritage ;
Et qui voulait changer, au terrestre séjour,,
L’ordre éternel’ des temps sons son compas d’un jour j
Celui qui crut pouvoir (quand, vaste solitude,
Votre monde expirait dans la décrépitude)
Du globe rajeuni repeupler les déserts,
Aigle que la démence aveuglait dans les airs ;
Celui qui crut pouvoir, du sein des, nuits funèbres.,
Pousser contre ma croix l’orgueil de ses ténèbres,
Tandis qu’il disputait, d’un gigantesque effort,
Le disque du soleil aux souffles de la mort !
Ce même Idaméel, âme aux enfers bannie.,
A bâti, dans sa tombe, un trône à son génie.
Et, vaincu cette fois sans être foudroyé,
Roi captif, devant lui Lucifer a ployé.
Ivre de son triomphe, esprit que rien ne change,
L’homme a trouvé léger le sceptre de l’archange.
Tant son rêve était grand, tant son front révolté
Se préparait d’avance à cette royauté !
Ainsi parla Jésus. Sémida, pâle et belle,
Ne se souvenant plus qu’elle était immortelle,
Crut mourir… ses cheveux, tout baignés de douleur,
Dénoués sur son sein, pleurèrent son malheur.
Les fleurs du Paradis à la triste rosée
Ouvrirent à regret leur corolle irisée.
Ton père,.en ton amour autrefois le premier,
Voila son front pensif priant sous le palmier,
Jeune sainte ! et le ciel, autour de la victime,
Tressaillit de pitié sous un deuil unanime !
Lorsqu’un roi d’Orient descendait au cercueil,
Durant neuf longues nuits, durant neuf jours de deuil,
Ninive gémissait avec toutes ses femmes.
Le même cri, neuf jours, montait du fond des âmes.
Babylone en ses bras penchait l’urne des pleurs ;
Toutes les voix du temple éclataient en douleurs.
Les triples sphinx pleuraient… les éléphants de pierre
Qui portent jusqu’aux cieux la tour de la prière,
Les mages, les guerriers et les vierges d’Isis,
Et les princes venus de la grande Oasis,
Tous ensemble pleuraient… Les pleurs expiatoires,
Débordant du cristal des cent lacrymatoires,
Allaient désaltérer, au bruit des noirs accords,
L’osiris du sépulcre en la cité des morts.
Comme on voit un vieux saule, aux vastes chevelures,
Répandre aux bords des eaux ses pleurantes verdures,
La tristesse, le long des fronts échevelés,
Ruisselait, répandait ses torrents désolés ;
Et conduisait longtemps, sous ses bandeaux humides,
La pompe austère autour des hautes pyramides.
La lamentation en longs échos roulait,
De la cendre du deuil le soleil se voilait ;
Et du profond désert, grandi par tant d’alarmes,
Le sable inconsolé se fécondait de larmes.
Ainsi gémit longtemps tout le ciel ; et voilà
Que Christ, soleil divin, lui-même se voila !
Oui, le Sauveur cacha sa tête généreuse,
Pour ne pas voir pleurer la cité bienheureuse :
Comme si, dans son sein, à son tour s’émouvait
Sa grande âme de verbe en qui la paix vivait ;
Comme si sa pensée, immense réceptacle,
Sentait qu’elle s'ouvrait à ce plaintif miracle,
Pour le prendre stérile et pour le féconder ;
Pour lui donner des fruits que l’Éden pût garder.
Durant neuf de ces jours que l’infini mesure,
De Sémida, sa fille, il sonda la blessure ;
Puis du trône incréé le Sauveur se leva….
Il monte de ce trône au sein de Jéhova.
Et sa mère se trouble, et le ciel le contemple,
Et le prêtre, en marchant, semble agrandir le temple ;
Et l’épouse du Christ, la mystique Sion,
Cherche en vain le secret de son ascension.
Son éclat qui toujours, grand fleuve de lumière,
Ruisselait davantage en s’approchant du père,
O prodige ! à présent s’affaiblit par degrés ;
Ses pieds sur les lys blancs marchent décolorés,
Reprenant, pas à pas, tout embaumés de myrrhe,
Les signes effacés, stigmates du martyre,
Il monte vers le père, et cependant son œil
Semble, bien loin de lui, regarder un cercueil ;
Et se mouiller encor de ces pleurs, sainte pluie
Qui tombait sur Lazare, en lui versant la vie.
Mystère impénétrable ! évangéliques pleurs !
Le Dieu de gloire monte en homme de douleurs ;
Et même l’on croit voir, formidable présage,
Flotter autour de lui comme un vague nuage,
Cette robe de lin qui fut jetée au sort
Sur la triste montagne, en présence du mort.
Et, lorsqu’il va franchir le seuil du sanctuaire,
Comme pour compléter l’appareil du calvaire
On croit voir un fardeau, croix immense de feu,
Surcharger et brûler les épaules du Dieu.
On croit voir, figurant le terrestre supplice,
Passer devant sa lèvre une ombre de calice ;
Et du bandeau royal, toujours plus pâlissant,
Les perles de clarté fuir en gouttes de sang ;
Ou former sur son front, comme à l’heure suprême,
En rayons épineux, le souffrant diadème :
Transfiguration plus étonnante encor,
Que celle dont l’éclat foudroya le Thabor !
Mais ce grand souvenir emprunté de la terre,
Nul des esprits créés n’en comprit le mystère.
Nul d’entre eux n’entendit la voix de Jéhova,
Qui s’adressait au Christ et qui lui disait : .. « Va !
« Tu veux, mon fils, tu veux dans leur nuit inféconde
« Racheter les enfers comme autrefois le monde !
« Attirer sur toi seul, Dieu des crucifiements,
« En Sauveur infini, l’infini des tourments ;
« Et voir, sans implorer d’en bas mon indulgence,
« Ton calice tarir l’urne de ma vengeance »
« Va ! descends… sur ton front mou œil est arrêté ;
« Mais l’amour pourra-t-il vaincre l’éternité ? »